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| 9. Arrivée inattendue du "vieux Bob"
Quand on vint frapper à ma porte, vers onze heures du matin, cependant que la voix de la mère Bernier me transmettait l’ordre de Rouletabille de me lever, je me précipitai à ma fenêtre. La rade était d’une splendeur sans pareille et la mer d’une transparence telle que la lumière du soleil la traversait comme elle eût fait d’une glace sans tain, de telle sorte qu’on apercevait les rochers, les algues et la mousse et tout le fond maritime, comme si l’élément aquatique eût cessé de les recouvrir. La courbe harmonieuse de la rive mentonaise enfermait cette onde pure dans un cadre fleuri. Les villas de Garavan, toutes blanches et toutes roses, paraissaient fraîches écloses de cette nuit. La presqu’île d’Hercule était un bouquet qui flottait sur les eaux, et les vieilles pierres du château embaumaient. Jamais la nature ne m’était apparue plus douce, plus accueillante, plus aimante, ni surtout plus digne d’être aimée. L’air serein, la rive nonchalante, la mer pâmée, les montagnes violettes, tout ce tableau auquel mes sens d’homme du Nord étaient peu accoutumés évoquait des idées de caresses. C’est alors que je vis un homme qui frappait la mer. Oh ! il la frappait à tour de bras ! J’en aurais pleuré, si j’avais été poète. Le misérable paraissait agité d’une rage affreuse. Je ne pouvais me rendre compte de ce qui avait excité sa fureur contre cette onde tranquille ; mais celle-ci devait évidemment lui avoir donné quelque motif sérieux de mécontentement, car il ne cessait ses coups. Il s’était armé d’un énorme gourdin et, debout dans sa petite embarcation qu’un enfant craintif poussait de la rame en tremblant, il administrait à la mer, un instant éclaboussée, une « dégelée de marrons » qui provoquait la muette indignation de quelques étrangers arrêtés au rivage. Mais, comme il arrive toujours en pareil cas où l’on redoute de se mêler de ce qui ne vous regarde pas, ceux-ci laissaient faire sans protester. Qu’est-ce qui pouvait ainsi exciter cet homme sauvage ? Peut-être bien le calme même de la mer qui, après avoir été un moment troublée par l’insulte de ce fou, reprenait son visage immobile. Je fus alors interpellé par la voix amie de Rouletabille qui m’annonçait que l’on déjeunait à midi. Rouletabille exhibait une tenue de plâtrier, tous ses habits attestant qu’il s’était promené dans des maçonneries trop fraîches. D’une main il s’appuyait sur un mètre et son autre main jouait avec un fil à plomb. Je lui demandai s’il avait aperçu l’homme qui battait les eaux. Il me répondit que c’était Tullio qui travaillait de son état à chasser le poisson dans les filets, en lui faisant peur. C’est alors que je compris pourquoi, dans le pays, on appelait Tullio « le Bourreau de la Mer ». Rouletabille m’apprit encore par la même occasion qu’ayant interrogé Tullio, ce matin, sur l’homme qu’il avait conduit dans sa barque la veille au soir et à qui il avait fait faire le tour de la presqu’île d’Hercule, Tullio lui avait répondu qu’il ne connaissait point cet homme, que c’était un original qu’il avait embarqué à Menton et qui lui avait donné cinq francs pour qu’il le débarquât à la pointe des Rochers Rouges. Je m’habillai vivement et rejoignis Rouletabille qui m’apprit que nous allions avoir au déjeuner un nouvel hôte : il s’agissait du vieux Bob. On l’attendit pour se mettre à table et puis, comme il n’arrivait point, on commença de déjeuner sans lui, dans le cadre fleuri de la terrasse ronde du Téméraire. Une admirable bouillabaisse apportée toute fumante du restaurant des Grottes, qui possède la réserve la mieux fournie en rascasses et poissons de roches de tout le littoral, arrosée d’un petit « vino del paese » et servie dans la lumière et la gaieté des choses, contribua au moins autant que toutes les précautions de Rouletabille à nous rasséréner. En vérité, le redoutable Larsan nous faisait moins peur sous le beau soleil des cieux éclatants qu’à la pâle lueur de la lune et des étoiles ! Ah ! que la nature humaine est oublieuse et facilement impressionnable ! J’ai honte de le dire : nous étions très fiers – oh ! tout à fait fiers (du moins je parle pour moi et pour Arthur Rance et aussi naturellement pour Mrs. Edith, dont la nature romanesque et mélancolique était superficielle) de sourire de nos transes nocturnes et de notre garde armée sur les boulevards de la citadelle... quand le vieux Bob fit son apparition. Et – disons-le, disons-le – ce n’est point cette apparition qui eût pu nous ramener à des pensers plus moroses. J’ai rarement aperçu quelqu’un de plus comique que le vieux Bob se promenant, dans le soleil éblouissant d’un printemps du midi, avec un chapeau haut de forme noir, sa redingote noire, son gilet noir, son pantalon noir, ses lunettes noires, ses cheveux blancs et ses joues roses. Oui, oui, nous avons bien ri sous la tonnelle de la tour de Charles le Téméraire. Et le vieux Bob rit avec nous. Car le vieux Bob est la gaieté même. Que faisait ce vieux savant au château d’Hercule ? Le moment est peut-être venu de le dire. Comment s’était-il résolu à quitter ses collections d’Amérique, et ses travaux, et ses dessins, et son musée de Philadelphie ? Voilà. On n’a pas oublié que Mr Arthur Rance était déjà considéré dans sa patrie comme un phrénologue d’avenir, quand sa mésaventure amoureuse avec Mlle Stangerson l’éloigna tout à coup de l’étude qu’il prit en dégoût. Après son mariage avec Miss Edith, celle-ci l’y poussant, il sentit qu’il se remettrait avec plaisir à la science de Gall et de Lavater. Or, dans le moment même qu’ils visitaient la Côte d’Azur, l’automne qui précéda les événements actuels, on faisait grand bruit autour des découvertes nouvelles que M. Abbo venait de faire aux Rochers Rouges, dénommés encore, dans le patois mentonais, Baoussé-Roussé. Depuis de longues années, depuis 1874, les géologues et tous ceux qui s’occupent d’études préhistoriques avaient été extrêmement intéressés par les débris humains trouvés dans les cavernes et les grottes des Rochers Rouges. MM. Julien, Rivière, Girardin, Delesot, étaient venus travailler sur place et avaient su intéresser l’Institut et le ministère de l’Instruction publique à leurs découvertes. Celles-ci firent bientôt sensation, car elles attestaient, à ne pouvoir s’y méprendre, que les premiers hommes avaient vécu en cet endroit avant l’époque glaciaire. Sans doute la preuve de l’existence de l’homme à l’époque quaternaire était faite depuis longtemps ; mais, cette époque mesurant, d’après certains, deux cent mille ans, il était intéressant de fixer cette existence dans une étape déterminée de ces deux cent mille années. On fouillait toujours aux Rochers Rouges et on allait de surprise en surprise. Cependant, la plus belle des grottes, la Barma Grande, comme on l’appelait dans le pays, était restée intacte, car elle était propriété privée de M. Abbo, qui tenait le restaurant des Grottes, non loin de là, au bord de la mer. M. Abbo venait de se déterminer, lui aussi, à fouiller sa grotte. Or, la rumeur publique (car l’événement avait dépassé les bornes du monde scientifique) répandait le bruit qu’il venait de trouver dans la Barma Grande d’extraordinaires ossements humains, des squelettes très bien conservés par une terre ferrugineuse, contemporaine des mammouths du début de l’époque quaternaire ou même de la fin de l’époque tertiaire ! Arthur Rance et sa femme coururent à Menton et, pendant que son mari passait ses journées à remuer des « débris de cuisine », comme on dit en termes scientifiques, datant de deux cent mille ans, fouillant lui-même l’humus de la Barma Grande et mesurant les crânes de nos ancêtres, sa jeune femme prenait un inlassable plaisir à s’accouder non loin de là, aux créneaux moyenâgeux d’un vieux château fort qui dressait sa massive silhouette sur une petite presqu’île, reliée aux Rochers Rouges par quelques pierres écroulées de la falaise. Les légendes les plus romanesques se rattachaient à ce vestige des vieilles guerres génoises ; et il semblait à Edith, mélancoliquement penchée au haut de sa terrasse, sur le plus beau décor du monde, qu’elle était une de ces nobles demoiselles de l’ancien temps, dont elle avait tant aimé les cruelles aventures dans les romans de ses auteurs favoris. Le château était à vendre à un prix des plus raisonnables. Arthur Rance l’acheta et, ce faisant, il combla de joie sa femme qui fit venir les maçons et les tapissiers et eut tôt fait, en trois mois, de transformer cette antique bâtisse en un délicieux nid d’amoureux pour une jeune personne qui se souvient de La Dame du lac et de La Fiancée de Lammermoor. Quand Arthur Rance s’était trouvé en face du dernier squelette découvert dans la Barma Grande ainsi que des fémurs de l’Elephas antiquus sortis de la même couche de terrain, il avait été transporté d’enthousiasme, et son premier soin avait été de télégraphier au vieux Bob que l’on avait peut-être enfin découvert à quelques kilomètres de Monte-Carlo ce qu’il cherchait, au prix de mille périls, depuis tant d’années, au fond de la Patagonie. Mais son télégramme ne parvint pas à destination, car le vieux Bob, qui avait promis de rejoindre le nouveau ménage dans quelques mois avait déjà pris le bateau pour l’Europe. Évidemment, la renommée l’avait déjà renseigné sur les trésors des Baoussé-Roussé. Quelques jours plus tard, il débarquait à Marseille et arrivait à Menton où il s’installait en compagnie d’Arthur Rance et de sa nièce dans le fort d’Hercule, qu’il remplit aussitôt des éclats de sa gaieté. La gaieté du vieux Bob nous paraît un peu théâtrale, mais c’est là, sans doute, un effet de notre triste humeur de la veille. Le vieux Bob a une âme d’enfant ; et il est coquet comme une vieille femme, c’est-à-dire que sa coquetterie change rarement d’objet et qu’ayant, une fois pour toutes, adopté un costume sévère, de préférence correct (redingote noire, gilet noir, pantalon noir, cheveux blancs, joues roses), elle s’attache uniquement à en perpétuer l’impressionnante harmonie. C’est dans cet uniforme professoral que le vieux Bob chassait le tigre des pampas et qu’il fouille maintenant les grottes des Rochers Rouges, à la recherche des derniers ossements de l’Elephas antiquus. Mrs. Edith nous le présenta et il poussa un gloussement poli, et puis il se reprit à rire de toute sa large bouche qui allait de l’un à l’autre de ses favoris poivre et sel qu’il avait soigneusement taillés en triangles. Le vieux Bob exultait et nous en apprîmes bientôt la raison. Il rapportait de sa visite au Muséum de Paris la certitude que le squelette de la Barma Grande n’était point plus ancien que celui qu’il avait rapporté de sa dernière expédition à la Terre de Feu. Tout l’Institut était de cet avis et prenait pour base de ses raisonnements le fait que l’os à moelle de l’Elephas que le vieux Bob avait apporté à Paris, et que le propriétaire de la Barma Grande lui avait prêté après lui avoir affirmé qu’il l’avait trouvé dans la même couche de terrain que le fameux squelette, – que cet os à moelle, disons-nous, appartenait à un Elephas antiquus du milieu de la période quaternaire. Ah ! il fallait entendre avec quel joyeux mépris le vieux Bob parlait de ce milieu de la période quaternaire ! À cette idée d’un os à moelle du milieu de la période quaternaire, il éclatait de rire comme si on lui avait conté une bonne farce ! Est-ce qu’à notre époque un savant, un véritable savant, digne en vérité de ce nom de savant, pouvait encore s’intéresser à un squelette du milieu de la période quaternaire ! Le sien – son squelette, ou tout au moins celui qu’il avait rapporté de la terre de feu – datait du commencement de cette période, par conséquent était plus vieux de cent mille ans... vous entendez : cent mille ans ! Et il en était sûr, à cause de cette omoplate ayant appartenu à l’ours des cavernes, omoplate qu’il avait trouvée, lui, le vieux Bob, entre les bras de son propre squelette. (Il disait : mon propre squelette, ne faisant plus de différence, dans son enthousiasme, entre son squelette vivant qu’il habillait tous les jours de sa redingote noire, de son gilet noir, de son pantalon noir, de ses cheveux blancs, de ses joues roses, et le squelette préhistorique de la Terre de Feu). « Ainsi, mon squelette date de l’ours des cavernes !... Mais celui des Baoussé-Roussé ! Oh ! là là ! mes enfants ! tout au plus de l’époque du mammouth... et encore ! non, non !... du rhinocéros à narines cloisonnées ! Ainsi !... On n’a plus rien à découvrir, mesdames et messieurs, dans la période du rhinocéros à narines cloisonnées !... Je vous le jure, foi de vieux Bob !... Mon squelette à moi vient de l’époque chelléenne, comme vous dites en France... Pourquoi riez-vous, espèces d’ânes !... Tandis que je ne suis même point sûr que l’Elephas antiquus des Rochers Rouges date de l’époque moustérienne ! Et pourquoi pas de l’époque solutréenne ? Ou encore, ou encore ! De l’époque magdalénienne !... Non ! non ! c’en est trop ! Un Elephas antiquus de l’époque magdalénienne, ça n’est pas possible ! Cet Elephas me rendra fou ! Cet Antiquus me rendra malade ! Ah ! j’en mourrai de joie... pauvres Baoussé-Roussé ! » Mrs. Edith eut la cruauté d’interrompre la jubilation du vieux Bob en lui annonçant que le prince Galitch, qui s’était rendu acquéreur de la grotte de Roméo et Juliette, aux Rochers Rouges, devait avoir fait une découverte tout à fait sensationnelle, car elle l’avait vu, le lendemain même du départ du vieux Bob pour Paris, passer devant le fort d’Hercule, emportant sous son bras une petite caisse qu’il lui avait montrée en lui disant : « Voyez-vous, mistress Rance, j’ai là un trésor ! Oh ! un véritable trésor ! » Elle avait demandé ce que c’était que ce trésor, mais l’autre l’avait agacée, disant qu’il voulait en faire la surprise au vieux Bob, à son retour ! Enfin le prince Galitch lui avait avoué qu’il venait de découvrir « le plus vieux crâne de l’humanité » ! Mrs. Edith n’avait pas plutôt prononcé cette phrase que toute la gaieté du vieux Bob s’écroula ; une fureur souveraine se répandit sur ses traits ravagés et il cria : « Ça n’est pas vrai !... Le plus vieux crâne de l’humanité, il est au vieux Bob ! C’est le crâne du vieux Bob ! » Et il hurla : « Mattoni ! Mattoni ! fais apporter ma malle, ici !... ici !... » Justement Mattoni traversait la Cour de Charles le Téméraire avec le bagage du vieux Bob sur son dos. Il obéit au professeur et apporta la malle devant nous. Sur quoi le vieux Bob, prenant son trousseau de clefs, se jeta à genoux et ouvrit la caisse. De cette caisse, qui contenait des effets et du linge pliés avec beaucoup d’ordre, il sortit un carton à chapeau et, de ce carton à chapeau, il sortit un crâne qu’il déposa au milieu de la table, parmi nos tasses à café. « Le plus vieux crâne de l’humanité, dit-il, le voilà !... C’est le crâne du vieux Bob !... Regardez-le !... C’est lui ! Le vieux Bob ne sort jamais sans son crâne !... » Et il le prit et se mit à le caresser, les yeux brillants et ses lèvres épaisses écartées à nouveau par le rire. Si vous voulez bien vous représenter que le vieux Bob savait imparfaitement le français et le prononçait mi à l’anglaise, mi à l’espagnole – il parlait parfaitement l’espagnol – vous voyez et vous entendez la scène ! Rouletabille et moi, nous n’en pouvions plus et nous nous tenions les côtes de rire. D’autant mieux que, dans ses discours, le vieux Bob s’interrompait lui-même de rire pour nous demander quel était l’objet de notre gaieté. Sa colère eut auprès de nous plus de succès encore, et il n’est pas jusqu’à Mme Darzac qui ne s’essuyât les yeux, parce que, en vérité, le vieux Bob était drôle à faire pleurer avec son plus vieux crâne de l’humanité. Je pus constater à cette heure où nous prenions le café qu’un crâne de deux cent mille ans n’est point effrayant à voir, surtout si, comme celui-là, il a toutes ses dents. Soudain le vieux Bob devint sérieux. Il éleva le crâne dans la main droite et, l’index de la main gauche appuyé au front de l’ancêtre : « Lorsqu’on regarde le crâne par le haut, on note une forme pentagonale très nette, qui est due au développement notable des bosses pariétales et à la saillie de l’écaille de l’occipital ! La grande largeur de la face tient au développement exagéré des accords zygomatiques !... Tandis que, dans la tête des troglodytes des Baoussé-Roussé, qu’est-ce que j’aperçois ?... » Je ne saurais dire ce que le vieux Bob aperçut, dans ce moment-là, dans la tête des troglodytes, car je ne l’écoutais plus, mais je le regardais. Et je n’avais plus envie de rire du tout. Le vieux Bob me parut effrayant, farouche, factice comme un vieux cabot, avec sa gaieté en fer-blanc et sa science de pacotille. Je ne le quittai plus des yeux. Il me sembla que ses cheveux remuaient ! Oui, comme remue une perruque. Une pensée, la pensée de Larsan qui ne me quittait plus jamais complètement m’embrasa la cervelle ; j’allais peut-être parler quand un bras se glissa sous le mien, et je fus entraîné par Rouletabille. « Qu’avez-vous, Sainclair ?... me demanda, sur un ton affectueux, le jeune homme. – Mon ami, fis-je, je ne vous le dirai point, car vous vous moqueriez encore de moi... » Il ne me répondit pas tout d’abord et m’entraîna vers le boulevard de l’Ouest. Là, il regarda autour de lui, vit que nous étions seuls, et me dit : « Non, Sainclair, non... Je ne me moquerai point de vous... Car vous êtes dans la vérité en le voyant partout autour de vous. S’il n’y était point tout à l’heure, il y est peut-être maintenant... Ah ! il est plus fort que les pierres !... Il est plus fort que tout !... Je le redoute moins dehors que dedans !... Et je serais bien heureux que ces pierres que j’ai appelées à mon secours pour l’empêcher d’entrer m’aident à le retenir... Car, Sainclair, JE LE SENS ICI ! » Je serrai la main de Rouletabille, car moi aussi, chose singulière, j’avais cette impression... Je sentais sur moi les yeux de Larsan... Je l’entendais respirer... Quand cette sensation avait-elle commencé ? Je n’aurais pu le dire... Mais il me semblait qu’elle m’était venue avec le vieux Bob. Je dis à Rouletabille, avec inquiétude : « Le vieux Bob ? » Il ne me répondit pas. Au bout de quelques instants, il fit : « Prenez-vous toutes les cinq minutes la main gauche avec la main droite et demandez-vous : « Est-ce toi, Larsan ? » Quand vous vous serez répondu, ne soyez pas trop rassuré, car il vous aura peut-être menti et il sera déjà dans votre peau que vous n’en saurez rien encore ! » Sur quoi, Rouletabille me laissa seul sur le boulevard de l’Ouest. C’est là que le père Jacques vint me trouver. Il m’apportait une dépêche. Avant de la lire, je le félicitai sur sa bonne mine. Comme nous tous, il avait cependant passé une nuit blanche ; mais il m’expliqua que le plaisir de voir enfin sa maîtresse heureuse le rajeunissait de dix ans. Puis il tenta de me demander les motifs de la veille étrange qu’on lui avait imposée et le pourquoi de tous les événements qui se poursuivaient au château depuis l’arrivée de Rouletabille et des précautions exceptionnelles qui avaient été prises pour en défendre l’entrée à tout étranger. Il ajouta même que, si cet affreux Larsan n’était point mort, il serait porté à croire qu’on redoutait son retour. Je lui répondis que ce n’était point le moment de raisonner et que, s’il était un brave homme, il devait, comme tous les autres serviteurs, observer la consigne en soldat, sans essayer d’y rien comprendre ni surtout de la discuter. Il me salua et s’éloigna en hochant la tête. Cet homme était évidemment très intrigué et il ne me déplaisait point que, puisqu’il avait la surveillance de la porte Nord, il songeât à Larsan. Lui aussi avait failli être victime de Larsan ; il ne l’avait pas oublié. Il s’en tiendrait mieux sur ses gardes. Je ne me pressais point d’ouvrir cette dépêche que le père Jacques m’avait apportée et j’avais tort, car elle me parut extraordinairement intéressante dès le premier coup d’œil que j’y portai. Mon ami de Paris qui, sur ma prière, m’avait déjà renseigné sur Brignolles m’apprenait que ledit Brignolles avait quitté Paris la veille au soir pour le midi. Il avait pris le train de dix heures trente-cinq minutes du soir. Mon ami me disait qu’il avait des raisons de croire que Brignolles avait pris un billet pour Nice. Qu’est-ce que Brignolles venait faire à Nice ? C’est une question que je me posai et que, dans un sot accès d’amour-propre, que j’ai bien regretté depuis, je ne soumis point à Rouletabille. Celui-ci s’était si bien moqué de moi lorsque je lui avais montré la première dépêche m’annonçant que Brignolles n’avait point quitté Paris, que je résolus de ne point lui faire part de celle qui m’affirmait son départ. Puisque Brignolles avait si peu d’importance pour lui, je n’aurais garde de « l’excéder » avec Brignolles ! Et je gardai Brignolles pour moi tout seul ! Si bien que, prenant mon air le plus indifférent, je rejoignis Rouletabille dans la Cour de Charles le Téméraire. Il était en train de consolider avec des barres de fer la lourde planche de chêne circulaire qui fermait l’ouverture du puits, et il me démontra que, même si le puits communiquait avec la mer, il serait impossible à quelqu’un qui tenterait de s’introduire dans le château par ce chemin de soulever cette planche, et qu’il devrait renoncer à son projet. Il était en sueur, les bras nus, le col arraché, un lourd marteau à la main. Je trouvai qu’il se donnait bien du mouvement pour une besogne relativement simple, et je ne pus me retenir de le lui dire, comme un sot qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Est-ce que je n’aurais pas dû deviner que ce garçon s’exténuait volontairement, et qu’il ne se livrait à toute cette fatigue physique que pour s’efforcer d’oublier le chagrin qui lui brûlait sa brave petite âme ? Mais non ! Je n’ai pu comprendre cela qu’une demi-heure plus tard, en le surprenant étendu sur les pierres en ruines de la chapelle, exhalant, dans le sommeil qui était venu le terrasser sur ce lit un peu rude, un mot, un simple mot qui me renseignait suffisamment sur son état d’âme : « Maman !... » Rouletabille rêvait de la Dame en noir !... Il rêvait peut-être qu’il l’embrassait comme autrefois, quand il était tout petit et qu’il arrivait tout rouge d’avoir couru, dans le parloir du collège d’Eu. J’attendis alors un instant, me demandant avec inquiétude s’il fallait le laisser là et s’il n’allait point par hasard dans son sommeil laisser échapper son secret. Mais, ayant avec ce mot soulagé son cœur, il ne laissa plus entendre qu’une musique sonore. Rouletabille ronflait comme une toupie. Je crois bien que c’était la première fois que Rouletabille dormait « réellement » depuis notre arrivée de Paris. J’en profitai pour quitter le château sans avertir personne, et, bientôt, ma dépêche en poche, je prenais le train pour Nice. Ensuite j’eus l’occasion de lire cet écho de première page du Petit Niçois : « Le professeur Stangerson est arrivé à Garavan où il va passer quelques semaines chez Mr Arthur Rance, qui s’est rendu acquéreur du fort d’Hercule et qui, aidé de la gracieuse Mrs. Arthur Rance, se plaît à offrir la plus exquise hospitalité à ses amis dans ce cadre pittoresque et moyenâgeux. À la dernière minute nous apprenons que la fille du professeur Stangerson, dont le mariage avec M. Robert Darzac vient d’être célébré à Paris, est arrivée également au fort d’Hercule avec le jeune et célèbre professeur de la Sorbonne. Ces nouveaux hôtes nous descendent du Nord au moment où tous les étrangers nous quittent. Combien ils ont raison ! Il n’est point de plus beau printemps au monde que celui de la côte d’azur ! » À Nice, dissimulé derrière une vitre du buffet, je guettai l’arrivée du train de Paris dans lequel pouvait se trouver Brignolles. Et, justement, je vis descendre mon Brignolles ! Ah ! mon cœur battait ferme, car enfin ce voyage dont il n’avait point fait part à M. Darzac ne me paraissait rien moins que naturel ! Et puis, je n’avais pas la berlue : Brignolles se cachait. Brignolles baissait le nez. Brignolles se glissait, rapide comme un voleur, parmi les voyageurs, vers la sortie. Mais j’étais derrière lui. Il sauta dans une voiture fermée, je me précipitai dans une voiture non moins fermée. Place Masséna, il quitta son fiacre, se dirigea vers la jetée-promenade et là, prit une autre voiture ; je le suivais toujours. Ces manœuvres me paraissaient de plus en plus louches. Enfin la voiture de Brignolles s’engagea sur la route de la corniche et, prudemment, je pris le même chemin que lui. Les nombreux détours de cette route, ses courbes accentuées me permettaient de voir sans être vu. J’avais promis un fort pourboire à mon cocher s’il m’aidait à réaliser ce programme, et il s’y employa le mieux du monde. Ainsi arrivâmes-nous à la gare de Beaulieu. Là, je fus bien étonné de voir la voiture de Brignolles s’arrêter à la gare, et Brignolles descendre, régler son cocher et entrer dans la salle d’attente. Il allait prendre un train. Comment faire ? Si je voulais monter dans le même train que lui, n’allait-il point m’apercevoir dans cette petite gare, sur ce quai désert ? Enfin, je devais tenter le coup. S’il m’apercevait, j’en serais quitte pour feindre la surprise et ne plus le lâcher jusqu’à ce que je fusse sûr de ce qu’il venait faire dans ces parages. Mais la chose se passa fort bien et Brignolles ne m’aperçut pas. Il monta dans un train omnibus qui se dirigeait vers la frontière italienne. En somme, tous les pas de Brignolles le rapprochaient du fort d’Hercule. J’étais monté dans le wagon qui suivait le sien et je surveillai le mouvement des voyageurs à toutes les gares. Brignolles ne s’arrêta qu’à Menton. Il avait voulu certainement y arriver par un autre train que le train de Paris, et dans un moment où il avait peu de chances de rencontrer des visages de connaissance à la gare. Je le vis descendre ; il avait relevé le col de son pardessus et enfoncé davantage encore son chapeau de feutre sur ses yeux. Il jeta un regard circulaire sur le quai, et, rassuré, se pressa vers la sortie. Dehors, il se jeta dans une vieille et sordide diligence qui attendait le long du trottoir. D’un coin de la salle d’attente, j’observai mon Brignolles. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Et où allait-il dans cette vieille guimbarde poussiéreuse ? J’interrogeai un employé qui me dit que cette voiture était la diligence de Sospel. Sospel est une petite ville pittoresque perdue entre les derniers contreforts des Alpes, à deux heures et demie de Menton, en voiture. Aucun chemin de fer n’y passe. C’est l’un des coins les plus retirés, les plus inconnus de la France et les plus redoutés des fonctionnaires et... des chasseurs alpins qui y tiennent garnison. Seulement, le chemin qui y mène est l’un des plus beaux qui soient, car il faut, pour découvrir Sospel, contourner je ne sais combien de montagnes, longer de hauts précipices, et suivre, jusqu’à Castillon, l’étroite et profonde vallée du Careï, tantôt sauvage comme un paysage de Judée, tantôt verte ou fleurie, féconde, douce au regard avec le frémissement argenté de ses innombrables plants d’oliviers qui descendent du ciel jusqu’au lit clair du torrent par un escalier de géants. J’étais allé à Sospel quelques années auparavant, avec une bande de touristes anglais, dans un immense char traîné par huit chevaux, et j’avais gardé de ce voyage une sensation de vertige que je retrouvai tout entière dès que le nom fut prononcé. Qu’est-ce que Brignolles allait faire à Sospel ? Il fallait le savoir. La diligence s’était remplie et déjà elle se mettait en route dans un grand bruit de ferrailles et de vitres dansantes. Je fis marché avec une voiture de place, et moi aussi, j’escaladai la vallée du Careï. Ah ! comme je regrettais déjà de n’avoir pas averti Rouletabille ! L’attitude bizarre de Brignolles lui eût donné des idées, des idées utiles, des idées raisonnables, tandis que moi je ne savais pas « raisonner », je ne savais que suivre ce Brignolles comme un chien suit son maître ou un policier son gibier, à la piste. Et encore, si je l’avais bien suivie, cette piste ! C’est dans le moment qu’il ne fallait pour rien au monde la perdre qu’elle m’échappa, dans le moment où je venais de faire une découverte formidable ! J’avais laissé la diligence prendre une certaine avance, précaution que j’estimais nécessaire, et j’arrivais moi-même à Castillon peut-être dix minutes après Brignolles. Castillon se trouve tout à fait au sommet de la route entre Menton et Sospel. Mon cocher me demanda la permission de laisser souffler un peu son cheval et de lui donner à boire. Je descendis de voiture et qu’est-ce que je vis à l’entrée d’un tunnel sous lequel il était nécessaire de passer pour atteindre le versant opposé de la montagne ? Brignolles et Frédéric Larsan ! Je restai planté sur mes pieds comme si, soudain, j’avais pris racine au sol ! Je n’eus pas un cri, pas un geste. J’étais, ma foi, foudroyé par cette révélation ! Puis je repris mon esprit et, en même temps qu’un sentiment d’horreur m’envahissait pour Brignolles, un sentiment d’admiration m’envahissait pour moi-même. Ah ! j’avais deviné juste ! J’étais le seul à avoir deviné que ce Brignolles du diable était un danger terrible pour Robert Darzac ! Si l’on m’avait écouté, il y aurait beau temps que le professeur sorbonien s’en serait séparé ! Brignolles, créature de Larsan, complice de Larsan !... quelle découverte ! Quand je disais que les accidents de laboratoire n’étaient pas naturels ! Me croira-t-on, maintenant ? Ainsi, j’avais bien vu Brignolles et Larsan se parlant, discutant à l’entrée du tunnel de Castillon ! Je les avais vus... Mais où donc étaient-ils passés ? Car je ne les voyais plus... Dans le tunnel, évidemment. Je hâtai le pas, laissant là mon cocher, et arrivai moi-même sous le tunnel, tâtant dans ma poche mon revolver. J’étais dans un état ! Ah ! Qu’est-ce qu’allait dire Rouletabille, quand je lui raconterais une chose pareille ?... Moi, moi, j’avais découvert Brignolles et Larsan. ... Mais où sont-ils ? Je traverse le tunnel tout noir... Pas de Larsan, pas de Brignolles. Je regarde la route qui descend vers Sospel... Personne sur la route... Mais, sur ma gauche, vers le vieux Castillon, il m’a semblé apercevoir deux ombres qui se hâtent... Elles disparaissent... Je cours... J’arrive au milieu des ruines... Je m’arrête... Qui me dit que les deux ombres ne me guettent point derrière un mur ?... Ce vieux Castillon n’était plus habité et pour cause. Il avait été entièrement ruiné, détruit, par le tremblement de terre de 1887. Il ne restait plus, çà et là, que quelques pans de murailles achevant tout doucement de s’écrouler, quelques masures décapitées et noircies par l’incendie, quelques piliers isolés qui étaient restés debout, épargnés par la catastrophe et qui se penchaient mélancoliquement vers le sol, tristes de n’avoir plus rien à soutenir. Quel silence autour de moi ! Avec mille précautions, j’ai parcouru ces ruines, considérant avec effroi la profondeur des crevasses que, près de là, la secousse de 1887 avait ouvertes dans le roc. L’une particulièrement paraissait un puits sans fond et, comme j’étais penché au-dessus d’elle, me retenant au tronc noirci d’un olivier, je fus presque bousculé par un coup d’aile. J’en sentis le vent sur la figure et je reculai en poussant un cri. Un aigle venait de sortir, rapide comme une flèche, de cet abîme. Il monta droit au soleil, et puis je le vis redescendre vers moi et décrire des cercles menaçants au-dessus de ma tête, poussant des clameurs sauvages comme pour me reprocher d’être venu le troubler dans ce royaume de solitude et de mort que le feu de la terre lui avait donné. Avais-je été victime d’une illusion ? Je ne revis plus mes deux ombres... Étais-je encore le jouet de mon imagination, en ramassant sur le chemin un morceau de papier à lettre qui me parut ressembler singulièrement à celui dont M. Robert Darzac se servait à la Sorbonne ? Sur ce bout de papier je déchiffrai deux syllabes que je pensai avoir été tracées par Brignolles. Ces syllabes devaient terminer un mot dont le commencement manquait. À cause de la déchirure on ne pouvait plus lire que « bonnet ». Deux heures plus tard, je rentrais au fort d’Hercule et racontai le tout à Rouletabille qui se borna à mettre le morceau de papier dans son portefeuille et à me prier de garder le secret de mon expédition pour moi tout seul. Étonné de produire si peu d’effet avec une découverte que je jugeais si importante, je regardai Rouletabille. Il détourna la tête, mais point assez vite pour qu’il pût me cacher ses yeux pleins de larmes. « Rouletabille ! » m’écriai-je... Mais, encore, il me ferma la bouche : « Silence ! Sainclair ! » Je lui pris la main ; il avait la fièvre. Et je pensai bien que cette agitation ne lui venait point seulement de préoccupations relatives à Larsan. Je lui reprochai de me cacher ce qui se passait entre lui et la Dame en noir, mais il ne me répondit pas, suivant sa coutume, et s’éloigna une fois de plus en poussant un profond soupir. On m’avait attendu pour dîner. Il était tard. Le dîner fut lugubre malgré les éclats de la gaieté du vieux Bob. Nous n’essayions même plus de nous dissimuler l’atroce angoisse qui nous glaçait le cœur. On eût dit que chacun de nous était renseigné sur le coup qui nous menaçait et que le drame pesait déjà sur nos têtes. M. et Mme Darzac ne mangeaient pas. Mrs. Edith me regardait d’une singulière façon. À dix heures, j’allai prendre ma faction, avec soulagement, sous la poterne du jardinier. Pendant que j’étais dans la petite salle du conseil, la Dame en noir et Rouletabille passèrent sous la voûte. Un falot les éclairait. Mme Darzac m’apparut dans un état d’exaltation remarquable. Elle suppliait Rouletabille avec des mots que je ne saisissais pas. Je n’entendis de cette sorte d’altercation qu’un seul mot prononcé par Rouletabille : « Voleur ! »... Tous deux étaient entrés dans la Cour du Téméraire... La Dame en noir tendit vers le jeune homme des bras qu’il ne vit pas, car il la quitta aussitôt et s’en fut s’enfermer dans sa chambre... Elle resta seule un instant, dans la cour, s’appuya au tronc de l’eucalyptus dans une attitude de douleur inexprimable, puis rentra à pas lents dans la Tour Carrée. Nous étions au 10 avril. L’attaque de la Tour Carrée devait se produire dans la nuit du 11 au 12.
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