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| 15. Les soupirs de la nuit
Deux heures du matin. Tout semble dormir au château. Quel silence sur la terre et dans les cieux ! Pendant que je suis à ma fenêtre, le front brûlant et le cœur glacé, la mer rend son dernier soupir et aussitôt la lune s’est arrêtée dans un ciel sans nuages. Les ombres ne tournent plus autour de l’astre des nuits. Alors, dans le grand sommeil immobile de ce monde, j’ai entendu les mots de la chanson lithuanienne : « Mais le regard cherchait en vain la belle inconnue qui s’était couvert la tête d’une vague et dont on n’a plus jamais entendu parler... » Ces paroles m’arrivent, claires et distinctes, dans la nuit immobile et sonore. Qui les prononce ? Sa bouche à lui ? sa bouche à elle ? ou mon hallucinant souvenir ? Ah çà ! qu’est-ce que ce prince de la Terre-Noire vient faire sur la Côte d’Azur avec ses chansons lithuaniennes ? Et pourquoi son image et ses chants me poursuivent-ils ainsi ? Pourquoi le supporte-t-elle ? Il est ridicule avec ses yeux tendres et ses longs cils chargés d’ombre et ses chansons lithuaniennes ! et moi aussi je suis ridicule ! Aurais-je un cœur de collégien ? Je ne le crois pas. J’aime mieux vraiment m’arrêter à cette hypothèse que ce qui m’agite dans la personnalité du prince Galitch est moins l’intérêt que lui porte Mrs. Edith que la pensée de l’autre !... Oui, c’est bien cela ; dans mon esprit, le prince et Larsan viennent m’inquiéter ensemble. On ne l’a pas vu au château depuis le fameux déjeuner où il nous fut présenté, c’est-à-dire depuis l’avant-veille. L’après-midi qui a suivi le départ de Rouletabille ne nous a rien apporté de nouveau. Nous n’avons pas de nouvelles de lui, pas plus que du vieux Bob. Mrs. Edith est restée enfermée chez elle, après avoir interrogé les domestiques et visité les appartements du vieux Bob et la Tour Ronde. Elle n’a pas voulu pénétrer dans l’appartement de Darzac. « C’est l’affaire de la justice », a-t-elle dit. Arthur Rance s’est promené une heure sur le boulevard de l’Ouest, et il paraissait fort impatient. Personne ne m’a parlé. Ni M. ni Mme Darzac ne sont sortis de la Louve. Chacun a dîné chez soi. On n’a pas vu le professeur Stangerson. ... Et, maintenant, tout semble dormir au château... Mais les ombres se reprennent à tourner autour de l’astre des nuits. Qu’est-ce que ceci, sinon l’ombre d’un canot qui se détache de l’ombre du fort et glisse maintenant sur le flot argenté ? Quelle est cette silhouette qui se dresse, orgueilleuse, à l’avant, pendant qu’une autre ombre se courbe sur la rame silencieuse ? C’est la tienne, Féodor Féodorowitch ! Eh ! voilà un mystère qui sera peut-être plus facile à pénétrer que celui de la Tour Carrée, ô Rouletabille ! Et je crois que la cervelle de Mrs. Edith y suffirait... Nuit hypocrite !... Tout semble dormir et rien ne dort, ni personne... Qui donc peut se vanter de pouvoir dormir au château d’Hercule ? Croyez-vous que Mrs. Edith dort ? Et M. et Mme Darzac, dorment-ils ? Et pourquoi M. Stangerson, qui semble dormir tout éveillé, le jour, dormirait-il justement cette nuit-là, lui dont la couche n’a cessé d’être visitée, comme on dit, par la pâle insomnie depuis la révélation du Glandier ? Et moi, est-ce que je dors ? J’ai quitté ma chambre, je suis descendu dans la Cour du Téméraire ; mes pas m’ont porté en hâte sur le boulevard de la Tour Ronde. Si bien que je suis arrivé à temps pour voir, sous la clarté lunaire, la barque du prince Galitch aborder à la grève, devant les jardins de Babylone. Il sauta sur le galet, et, derrière lui, l’homme, ayant rangé les rames, sauta. Je reconnus le maître et le domestique : Féodor Féodorowitch et son esclave Jean. Quelques secondes plus tard, ils s’enfonçaient dans l’ombre protectrice des palmiers centenaires et des eucalyptus géants... Aussitôt, j’ai fait le tour du boulevard de la Cour du Téméraire... Et puis, le cœur battant, je me suis dirigé vers la baille. Les dalles de la poterne ont retenti sous mon pas solitaire et il m’a semblé voir une ombre se dresser, attentive, sous l’ogive à demi détruite du porche de la chapelle. Je me suis arrêté dans la nuit épaisse de la Tour du Jardinier et j’ai tâté dans ma poche mon revolver. L’ombre, là-bas, n’a pas bougé. Est-ce bien une ombre humaine qui écoute ? Je me glisse derrière une haie de verveine qui borde le sentier conduisant directement à la Louve, à travers buissons et bosquets et tout le débordement parfumé du printemps en fleurs. Je n’ai point fait de bruit, et l’ombre, rassurée sans doute, a fait, elle, un mouvement. C’est la Dame en noir ! La lune, sous l’ogive à demi détruite, me la montre toute blanche. Et puis, cette forme tout à coup disparaît comme par enchantement. Alors, je me suis rapproché encore de la chapelle, et, au fur et à mesure que je diminuais la distance qui me séparait de ces ruines, je percevais un léger murmure, des paroles entrecoupées de soupirs si mouillés de larmes que mes propres yeux en devinrent humides. La Dame en noir pleurait, là, derrière quelque pilier. Était-elle seule ? N’avait-elle point choisi, dans cette nuit d’angoisse, cet autel envahi par les fleurs pour y venir apporter en toute paix sa prière embaumée ? Tout à coup, j’aperçus une ombre à côté de la Dame en noir, et je reconnus Robert Darzac. De l’endroit où j’étais, je pouvais maintenant entendre tout ce qu’ils pouvaient se dire. L’indiscrétion était forte, inélégante, honteuse. Chose curieuse, je crus de mon devoir d’écouter. Maintenant je ne songeais plus du tout à Mrs. Edith ni au prince Galitch... Mais je songeais toujours à Larsan... Pourquoi ?... Pourquoi était-ce à cause de Larsan que je voulais savoir ce qu’ils se disaient ?... Je compris que Mathilde était descendue furtivement de la Louve pour promener son angoisse dans le jardin, et que son mari l’avait rejointe... La Dame en noir pleurait. Elle avait pris les mains de Robert Darzac, et elle lui disait : « Je sais... Je sais toute votre peine... ne me la dites plus... quand je vous vois si changé, si malheureux... je m’accuse de votre douleur... mais ne me dites pas que je ne vous aime plus... Oh ! je vous aimerai encore, Robert... comme autrefois... je vous le promets... » Et elle sembla réfléchir, pendant que lui, incrédule, l’écoutait encore. Elle reprit, bizarre, et cependant avec une énergique conviction : « Certes ! je vous le promets... » Elle lui serra encore la main, et elle partit, lui adressant un divin, mais si malheureux sourire, que je me demandai comment cette femme avait pu parler à cet homme de bonheur possible. Elle me frôla sans me voir. Elle passa avec son parfum et je ne sentis plus les lauriers-cerises derrière lesquels j’étais caché. M. Darzac était resté à sa place. Il la regardait encore. Il dit tout haut avec une violence qui me fit réfléchir : « Oui, il faut être heureux ! Il le faut ! » Ah ! certes, il était bien à bout de patience. Et, avant de s’éloigner à son tour, il eut un geste de protestation contre le mauvais sort, d’emportement contre la Destinée, un geste qui ravissait la Dame en noir, la jetait sur sa poitrine et l’en faisait le maître, à travers l’espace. Il n’eut pas plutôt fait ce geste, que ma pensée se précisa, ma pensée qui errait autour de Larsan s’arrêta sur Darzac ! Oh ! je m’en souviens très bien ; c’est à partir de cette seconde où il eut ce geste de rapt dans la nuit lunaire que j’osai me dire ce que je m’étais déjà dit pour tant d’autres... pour tous les autres... « Si c’était Larsan ! » Et, en cherchant bien, au fond de ma mémoire, je trouve que ma pensée a été plus directe encore. Au geste de l’homme, elle a répondu tout de suite, elle a crié : « C’est Larsan ! » J’en fus tellement épouvanté que, voyant Robert Darzac se diriger vers moi, je ne pus retenir un mouvement de fuite qui lui révéla ma présence. Il me vit, me reconnut, me saisit le bras, et me dit : « Vous étiez là, Sainclair, vous veilliez !... Nous veillons tous, mon ami... Et vous l’avez entendue !... Voyez-vous, Sainclair, c’est trop de douleur ; moi, je n’en puis plus. Nous allions être heureux ; elle-même pouvait croire qu’elle avait été oubliée du Destin, quand l’autre est réapparu ! Alors, ç’a été fini, elle n’a plus eu de force pour notre amour. Elle s’est courbée sous la fatalité ; elle a dû s’imaginer que celle-ci la poursuivait d’un éternel châtiment. Il a fallu le drame effroyable de la nuit dernière pour me prouver à moi-même que cette femme m’a réellement aimé... autrefois... Oui, un moment, elle a craint pour moi, et moi, hélas ! je n’ai tué que pour elle... Mais la voilà retournée à son indifférence mortelle. Elle ne songe plus – si elle songe encore à quelque chose – qu’à promener un vieillard en silence... » Il soupira si tristement et si sincèrement que l’abominable pensée en fut chassée du coup. Je ne songeai plus qu’à ce qu’il me disait... à la douleur de cet homme qui semblait avoir perdu définitivement la femme qu’il aimait, dans le moment que celle-ci retrouvait un fils dont il continuait d’ignorer l’existence... De fait, il n’avait dû rien comprendre à l’attitude de la Dame en noir, à la facilité avec laquelle elle paraissait s’être détachée de lui... et il ne trouvait pour expliquer une aussi cruelle métamorphose que l’amour, exaspéré par le remords, de la fille du professeur Stangerson pour son père... M. Darzac continua de gémir. « À quoi m’aura servi de le frapper ? Pourquoi ai-je tué ? Pourquoi m’impose-t-elle, comme à un criminel, cet horrible silence, si elle ne veut pas m’en récompenser de son amour ? Redoute-t-elle pour moi de nouveaux juges ? Hélas ! pas même, Sainclair... non, non, pas même. Elle redoute que la pensée agonisante de son père ne succombe devant l’éclat d’un nouveau scandale. Son père ! Toujours son père ! Et moi, je n’existe pas ! Je l’ai attendue vingt ans, et quand, enfin, je crois qu’elle est venue, son père me la reprend ! » Je me disais : « Son père... son père et son enfant ! » Il s’assit sur une vieille pierre écroulée de la chapelle et dit encore, se parlant à lui-même : « Mais je l’arracherai de ces murs... je ne peux plus la voir errer ici au bras de son père... comme si je n’existais pas !... » Et, pendant qu’il disait ces choses, je revoyais la double et lamentable silhouette du père et de la fille, passant et repassant, à l’heure du crépuscule, dans l’ombre colossale de la Tour du Nord, allongée par les feux du soir, et j’imaginais qu’ils ne devaient pas être plus écrasés sous les coups du ciel, cet Oedipe et cette Antigone qu’on nous représente dès notre plus jeune âge traînant, sous les murs de Colone, le poids d’une surhumaine infortune. Et puis tout à coup, sans que je pusse en démêler la raison, peut-être à cause d’un geste de Darzac, l’affreuse pensée me ressaisit... et je demandai à brûle-pourpoint : « Comment se fait-il que le sac était vide ? » Je constatai qu’il ne se troubla point. Il me répondit simplement : « Rouletabille nous le dira peut-être... » Puis il me serra la main et s’enfonça, pensif, dans les massifs de la baille. Je le regardais marcher... ... Je suis fou...
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