Les Aventures de Rouletabille

| 3. Le parfum

 
« Eh bien, m’écriai-je, en sautant de mon lit. Ça ne m’étonne pas !...
 
– Vous n’avez jamais cru à sa mort ? » me demanda Rouletabille avec une émotion telle que je ne pouvais pas me l’expliquer, malgré l’horreur qui se dégageait de la situation, en admettant que nous dussions prendre à la lettre les termes du télégramme de M. Darzac.
 
« Pas trop, fis-je. Il avait tant besoin de passer pour mort qu’il a pu faire le sacrifice de quelques papiers, lors de la catastrophe de La Dordogne. Mais qu’avez-vous, mon ami ?... vous paraissez d’une faiblesse extrême. Êtes-vous malade ?... »
 
Rouletabille s’était laissé choir sur une chaise. C’est d’une voix presque tremblante qu’il me confia à son tour qu’il n’avait cru réellement à sa mort qu’une fois la cérémonie du mariage terminée. Il ne pouvait entrer dans l’esprit du jeune homme que Larsan eût laissé s’accomplir l’acte qui donnait Mathilde Stangerson à M. Darzac, s’il avait été encore vivant. Larsan n’avait qu’à se montrer pour empêcher le mariage ; et, si dangereuse qu’eût été, pour lui, cette manifestation, il n’eût point hésité à se livrer, connaissant les sentiments religieux de la fille du professeur Stangerson, et sachant bien qu’elle n’eût jamais consenti à lier son sort à un autre homme, du vivant de son premier mari, se trouvât-elle même délivrée de celui-ci par la loi humaine ? En vain eût-on invoqué auprès d’elle la nullité de ce premier mariage au regard des lois françaises, il n’en restait pas moins qu’un prêtre avait fait d’elle la femme d’un misérable, pour toujours !
 
Et Rouletabille, essuyant la sueur qui coulait de son front, ajoutait :
 
« Hélas ! rappelez-vous, mon ami... aux yeux de Larsan “le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat” ! »
 
Je mis ma main sur la main de Rouletabille. Il avait la fièvre. Je voulus le calmer, mais il ne m’entendait pas :
 
– Et voilà qu’il aurait attendu après le mariage, quelques heures après le mariage, pour apparaître, s’écria-t-il. Car, pour moi, comme pour vous, Sainclair, n’est-ce pas ? la dépêche de M. Darzac ne signifierait rien si elle ne voulait pas dire que l’autre est revenu.
 
– Évidemment !... Mais M. Darzac a pu se tromper !...
 
– Oh ! M. Darzac n’est pas un enfant qui a peur... cependant, il faut espérer, il faut espérer, n’est-ce pas, Sainclair ? Qu’il s’est trompé !... Non, non ! ça n’est pas possible, ce serait trop affreux !... trop affreux... Mon ami ! Mon ami !... oh ! Sainclair, ce serait trop terrible !... »
 
Je n’avais jamais vu, même au moment des pires événements du Glandier, Rouletabille aussi agité. Il s’était levé, maintenant... il marchait dans la chambre, déplaçait sans raison des objets, puis me regardait en répétant : « Trop terrible !... trop terrible ! »
 
Je lui fis remarquer qu’il n’était point raisonnable de se mettre dans un état pareil, à la suite d’une dépêche qui ne prouvait rien et pouvait être le résultat de quelque hallucination... Et puis, j’ajoutai que ce n’était pas dans le moment que nous allions sans doute avoir besoin de tout notre sang-froid, qu’il fallait nous laisser aller à de semblables épouvantes, inexcusables chez un garçon de sa trempe.
 
« Inexcusables !... Vraiment, Sainclair... inexcusables !...
 
– Mais, enfin, mon cher... vous me faites peur !... que se passe-t-il ?
 
– Vous allez le savoir... La situation est horrible... Pourquoi n’est-il pas mort ?
 
– Et qu’est-ce qui vous dit, après tout, qu’il ne l’est pas.
 
– C’est que, voyez-vous, Sainclair... Chut !... Taisez-vous... Taisez-vous, Sainclair !... C’est que, voyez-vous, s’il est vivant, moi, j’aimerais autant être mort !
 
– Fou ! Fou ! Fou ! c’est surtout s’il est vivant qu’il faut que vous soyez vivant, pour la défendre, elle !
 
– Oh ! oh ! c’est vrai ! Ce que vous venez de dire là, Sainclair !... C’est très exactement vrai !... Merci, mon ami !... Vous avez dit le seul mot qui puisse me faire vivre : « Elle ! » Croyez-vous cela !... Je ne pensais qu’à moi !... Je ne pensais qu’à moi !... »
 
Et Rouletabille ricana, et, en vérité, j’eus peur, à mon tour, de le voir ricaner ainsi et je le priai, en le serrant dans mes bras, de bien vouloir me dire pourquoi il était si effrayé, pourquoi il parlait de sa mort à lui, pourquoi il ricanait ainsi...
 
« Comme à un ami, comme à ton meilleur ami, Rouletabille !... Parle, parle ! Soulage-toi !... Dis-moi ton secret ! Dis-le moi, puisqu’il t’étouffe !... Je t’ouvre mon cœur... »
 
Rouletabille a posé sa main sur mon épaule... Il m’a regardé jusqu’au fond des yeux, jusqu’au fond de mon cœur, et il m’a dit :
 
« Vous allez tout savoir, Sainclair, vous allez en savoir autant que moi, et vous allez être aussi effrayé que moi, mon ami, parce que vous êtes bon, et que je sais que vous m’aimez ! »
 
Là-dessus, comme je croyais qu’il allait s’attendrir, il se borna à demander l’indicateur des chemins de fer.
 
« Nous partons à une heure, me dit-il, il n’y a pas de train direct entre la ville d’Eu et Paris, l’hiver ; nous n’arriverons à Paris qu’à sept heures. Mais nous aurons grandement le temps de faire nos malles et de prendre, à la gare de Lyon, le train de neuf heures pour Marseille et Menton. »
 
Il ne me demandait même pas mon avis ; il m’emmenait à Menton comme il m’avait emmené au Tréport ; il savait bien que dans les conjonctures présentes je n’avais rien à lui refuser. Du reste, je le voyais dans un état si anormal que, n’eût-il point voulu de moi, je ne l’aurais pas quitté. Et puis, nous entrions en pleines vacations et mes affaires du palais me laissaient toute liberté.
 
« Nous allons donc à la ville d’Eu ? demandai-je.
 
– Oui, nous prendrons le train là-bas. Il faut une demi-heure à peine pour aller en voiture du Tréport à Eu...
 
– Nous serons restés peu de temps dans ce pays, fis-je.
 
– Assez, je l’espère... assez pour ce que je suis venu y chercher, hélas !... »
 
Je pensai au parfum de la Dame en noir, et je me tus. Ne m’avait-il point dit que j’allais tout savoir. Il m’emmena sur la jetée. Le vent était encore violent et nous dûmes nous abriter derrière le phare. Il resta un instant songeur et ferma les yeux devant la mer.
 
« C’est ici, finit-il par dire, que je l’ai vue pour la dernière fois. »
 
Il regarda le banc de pierre.
 
« Nous nous sommes assis là ; elle m’a serré sur son cœur. J’étais un tout petit enfant ; j’avais neuf ans... elle m’a dit de rester là, sur ce banc, et puis elle s’en est allée et je ne l’ai plus jamais revue... C’était le soir... un doux soir d’été, le soir de la distribution des prix... Oh ! elle n’avait pas assisté à la distribution, mais je savais qu’elle viendrait le soir... un soir plein d’étoiles et si clair que j’ai espéré un instant distinguer son visage. Cependant, elle s’est couverte de son voile en poussant un soupir. Et puis elle est partie. Je ne l’ai plus jamais revue.
 
– Et vous, mon ami ?
 
– Moi ?
 
– Oui ; qu’avez-vous fait ? Vous êtes resté longtemps sur ce banc ?...
 
– J’aurais bien voulu... Mais le cocher est venu me chercher et je suis rentré...
 
– Où ?
 
– Eh bien, mais... au collège...
 
– Il y a donc un collège au Tréport ?
 
– Non pas, mais il y en a un à Eu... Je suis rentré au collège d’Eu... »
 
Il me fit signe de le suivre.
 
« Nous y allons, dit-il... Comment voulez-vous que je sache ici ?... Il y a eu trop de tempêtes !... »
 
Une demi-heure plus tard nous étions à Eu. Au bas de la rue des marronniers, notre voiture roula bruyamment sur les pavés durs de la grande place froide et déserte, pendant que le cocher annonçait son arrivée en faisant claquer son fouet à tour de bras, remplissant la petite ville morte de la musique déchirante de sa lanière de cuir.
 
Bientôt, on entendit, par-dessus les toits, sonner une horloge – celle du collège, me dit Rouletabille – et tout se tut. Le cheval, la voiture, s’étaient immobilisés sur la place. Le cocher avait disparu dans un cabaret. Nous entrâmes dans l’ombre glacée de la haute église gothique qui bordait, d’un côté, la grand’place. Rouletabille jeta un coup d’œil sur le château dont on apercevait l’architecture de briques roses couronnées de vastes toits Louis XIII, façade morne qui semble pleurer ses princes exilés ; il considéra, mélancolique, le bâtiment carré de la mairie qui avançait vers nous la lance hostile de son drapeau sale, les maisons silencieuses, le café de Paris – le café de messieurs les officiers – la boutique du coiffeur, celle du libraire. N’était-ce point là qu’il avait acheté ses premiers livres neufs, payés par la Dame en noir ?...
 
« Rien n’est changé !... »
 
Un vieux chien, sans couleur, sur le seuil du libraire, allongeait son museau paresseux sur ses pattes gelées.
 
« C’est Cham ! fit Rouletabille. Oh ! je le reconnais bien !...
 
C’est Cham ! C’est mon bon Cham ! »
 
Et il l’appela :
 
« Cham ! Cham !... »
 
Le chien se souleva, tourné vers nous, écoutant cette voix qui l’appelait. Il fit quelques pas difficiles, nous frôla, et retourna s’allonger sur son seuil, indifférent.
 
« Oh ! dit Rouletabille, c’est lui !... Mais il ne me reconnaît plus... »
 
Il m’entraîna dans une ruelle qui descendait une pente rapide, pavée de cailloux pointus. Il me tenait par la main et je sentais toujours sa fièvre. Nous nous arrêtâmes bientôt devant un petit temple de style jésuite qui dressait devant nous son porche orné de ces demi-cercles de pierre, sortes de « consoles renversées », qui sont le propre d’une architecture qui n’a contribué en rien à la gloire du dix-septième siècle. Ayant poussé une petite porte basse, Rouletabille me fit entrer sous une voûte harmonieuse au fond de laquelle sont agenouillées, sur la pierre de leurs tombeaux vides, les magnifiques statues de marbre de Catherine de Clèves et de Guise le Balafré.
 
« La chapelle du collège », me dit tout bas le jeune homme.
 
Il n’y avait personne dans cette chapelle.
 
Nous l’avons traversée en hâte. Sur la gauche, Rouletabille poussa très doucement un tambour qui donnait sur une sorte d’auvent.
 
« Allons, fit-il tout bas, tout va bien. Comme cela nous serons entrés dans le collège et le concierge ne m’aura pas vu. Certainement, il m’aurait reconnu !
 
– Quel mal y aurait-il à cela ? »
 
Mais justement, un homme, tête nue, un trousseau de clefs à la main, passa devant l’auvent et Rouletabille se rejeta dans l’ombre.
 
« C’est le père Simon ! Ah ! comme il a vieilli ! Il n’a plus de cheveux. Attention !... c’est l’heure où il va balayer l’étude des petits... Tout le monde est en classe en ce moment... Oh ! nous allons être bien libres ! Il ne reste plus que la mère Simon dans sa loge, à moins qu’elle ne soit morte... En tout cas, d’ici elle ne nous verra pas... Mais attendons !... Voilà que le père Simon revient !... »
 
Pourquoi Rouletabille tenait-il tant à se dissimuler ? Pourquoi ? Décidément, je ne savais rien de ce garçon que je croyais si bien connaître ! Chaque heure passée avec lui me réservait toujours une surprise. En attendant que le père Simon nous laissât le champ libre, Rouletabille et moi parvînmes à sortir de l’auvent sans être aperçus et, dissimulés dans le coin d’une petite cour-jardin, derrière des arbrisseaux, nous pouvions maintenant, penchés au-dessus d’une rampe de briques, contempler à l’aise, au-dessous de nous, les vastes cours et les bâtiments du collège que nous dominions de notre cachette. Rouletabille me serrait le bras comme s’il avait peur de tomber...
 
« Mon Dieu ! fit-il, la voix rauque... tout cela a été bouleversé ! On a démoli la vieille étude « où j’ai retrouvé le couteau », et le préau dans lequel « il avait caché l’argent » a été transporté plus loin... Mais les murs de la chapelle n’ont point changé de place, eux !... Regardez, Sainclair, penchez-vous ; cette porte qui donne dans les sous-sols de la chapelle, c’est la porte de la petite classe. Je l’ai franchie combien de fois, mon Dieu ! Quand j’étais tout petit enfant... Mais jamais, jamais je ne sortais de là aussi joyeux, même aux heures des plus folles récréations, que lorsque le père Simon venait me chercher pour aller au parloir où m’attendait la Dame en noir !... Pourvu, mon Dieu ! qu’on n’ait point touché au parloir !... »
 
Et il risqua un coup d’œil en arrière, avança la tête.
 
« Non ! non !... Tenez, le voilà, le parloir !... À côté de la voûte... c’est la première porte à droite... c’est là qu’elle venait... c’est là... Nous allons y aller tout à l’heure, quand le père Simon sera descendu... »
 
Et il claquait des dents...
 
« C’est fou, dit-il, je crois que je vais devenir fou... Qu’est-ce que vous voulez ? C’est plus fort que moi, n’est-ce pas ?... L’idée que je vais revoir le parloir... où elle m’attendait... Je ne vivais que dans l’espoir de la voir, et, quand elle était partie, malgré que je lui promettais toujours d’être raisonnable, je tombais dans un si morne désespoir que, chaque fois, on craignait pour ma santé. On ne parvenait à me faire sortir de ma prostration qu’en m’affirmant que je ne la verrais plus si je tombais malade. Jusqu’à la visite suivante, je restais avec son souvenir et avec son parfum. N’ayant jamais pu distinctement voir son cher visage, et m’étant enivré jusqu’à en défaillir, lorsqu’elle me serrait dans ses bras, de son parfum, je vivais moins avec son image qu’avec son odeur. Les jours qui suivaient sa visite, je m’échappais de temps en temps, pendant les récréations, jusqu’au parloir, et, lorsque celui-ci était vide, comme aujourd’hui, j’aspirais, je respirais religieusement cet air qu’elle avait respiré, je faisais provision de cette atmosphère où elle avait un instant passé, et je sortais, le cœur embaumé... C’était le plus délicat, le plus subtil et certainement le plus naturel, le plus doux parfum du monde et j’imaginais bien que je ne le rencontrerais plus jamais, jusqu’à ce jour que je vous ai dit, Sainclair... vous vous rappelez... le jour de la réception à l’Élysée...
 
– Ce jour-là, mon ami, vous avez rencontré Mathilde Stangerson...
 
– C’est vrai !... » répondit-il d’une voix tremblante...
 
... Ah ! si j’avais su à ce moment que la fille du professeur Stangerson, lors de son premier mariage en Amérique, avait eu un enfant, un fils qui aurait dû, s’il était vivant encore, avoir l’âge de Rouletabille, peut-être, après le voyage que mon ami avait fait là-bas et où il avait été certainement renseigné, peut-être eussé-je enfin compris son émotion, sa peine, le trouble étrange qu’il avait à prononcer ce nom de Mathilde Stangerson dans ce collège où venait autrefois la Dame en noir !
 
Il y eut un silence que j’osai troubler.
 
« Et vous n’avez jamais su pourquoi la Dame en noir n’était plus revenue ?
 
– Oh ! fit Rouletabille, je suis sûr que la Dame en noir est revenue... Mais c’est moi qui étais parti !...
 
– Qui est-ce qui était venu vous chercher ?
 
– Personne !... je m’étais sauvé !...
 
– Pourquoi ?... Pour la chercher ?
 
– Non ! non !... pour la fuir !... pour la fuir, vous dis-je, Sainclair !... Mais elle est revenue !... je suis sûr qu’elle est revenue !...
 
– Elle a dû être désespérée de ne plus vous retrouver !... » Rouletabille leva les bras vers le ciel, secoua la tête.
 
« Est-ce que je sais ?... Peut-on savoir ?... Ah ! je suis bien malheureux !... Chut ! mon ami !... chut !... le père Simon... là... Il s’en va... enfin !... Vite !... au parloir !... »
 
Nous y fûmes en trois enjambées. C’était une pièce banale, assez grande, avec de pauvres rideaux blancs à ses fenêtres nues. Elle était meublée de six chaises de paille alignées contre les murailles, d’une glace au-dessus de la cheminée et d’une pendule. Il faisait là-dedans assez sombre.
 
En entrant dans cette pièce, Rouletabille se découvrit avec un de ces gestes de respect et de recueillement que l’on n’a, à l’ordinaire, qu’en pénétrant dans un endroit sacré. Il était devenu très rouge, s’avançait à petits pas, très embarrassé, roulant sa casquette de voyage entre ses doigts. Il se tourna vers moi et, tout bas, plus bas encore qu’il ne m’avait parlé dans la chapelle...
 
« Oh ! Sainclair ! le voilà, le parloir !... Tenez, touchez mes mains, je brûle... je suis rouge, n’est-ce pas ?... J’étais toujours rouge quand j’entrais ici et que je savais que j’allais l’y trouver !... Certainement, j’ai couru... je suis essoufflé... Je n’ai pas pu attendre, n’est-ce pas ?... Oh ! mon cœur, mon cœur qui bat comme quand j’étais tout petit... Tenez, j’arrivais ici... là, là !... à la porte, et puis je m’arrêtais, tout honteux... Mais j’apercevais son ombre noire dans le coin ; elle me tendait silencieusement les bras et je m’y jetais, et tout de suite, en nous embrassant, nous pleurions !... C’était bon ! C’était ma mère, Sainclair !... Oh ! ce n’est pas elle qui me l’a dit ; au contraire, elle, elle me disait que ma mère était morte et qu’elle était une amie de ma mère... Seulement, comme elle me disait aussi de l’appeler : « maman ! » et qu’elle pleurait quand je l’embrassais, je sais bien que c’était ma mère... Tenez, elle s’asseyait toujours là, dans ce coin sombre, et elle venait à la tombée du jour, quand on n’avait pas encore allumé, dans le parloir... En arrivant, elle déposait, sur le rebord de cette fenêtre, un gros paquet blanc, entouré d’une ficelle rose. C’était une brioche. J’adore les brioches, Sainclair !... »
 
Et Rouletabille ne put plus se retenir. Il s’accouda à la cheminée et il pleura, pleura... Quand il fut un peu soulagé, il releva la tête, me regarda et me sourit tristement. Et puis, il s’assit, très las. Je n’avais garde de lui adresser la parole. Je sentais si bien que ce n’était pas avec moi qu’il causait, mais avec ses souvenirs...
 
Je le vis qui sortait de sa poitrine la lettre que je lui avais remise et, les mains tremblantes, il la décacheta. Il la lut lentement. Soudain, sa main retomba, et il poussa un gémissement. Lui, tout à l’heure si rouge était devenu si pâle... si pâle qu’on eût dit que tout son sang s’était retiré de son cœur. Je fis un mouvement, mais son geste m’interdit de l’approcher. Et puis, il ferma les yeux.
 
J’aurais pu croire qu’il dormait. Je m’éloignai tout doucement alors, sur la pointe des pieds, comme on fait dans la chambre d’un malade. J’allai m’appuyer à une croisée qui donnait sur une petite cour habitée par un grand marronnier. Combien de temps restai-je là à considérer ce marronnier ? Est-ce que je sais ?... Est-ce que je sais seulement ce que nous aurions répondu à quelqu’un de la maison qui fût entré dans le parloir, à ce moment ? Je songeais obscurément à l’étrange et mystérieuse destinée de mon ami... À cette femme qui était peut-être sa mère et qui, peut-être, ne l’était pas !... Rouletabille était alors si jeune... Il avait tant besoin d’une mère qu’il s’en était peut-être, dans son imagination, donné une... Rouletabille !... quel autre nom lui connaissions-nous ?... Joseph Joséphin... C’était sans doute sous ce nom-là qu’il avait fait ses premières études, ici... Joseph Joséphin, comme le disait le rédacteur en chef de l’Époque : « Ça n’est pas un nom, ça ! » Et, maintenant, qu’était-il venu faire ici ? Rechercher la trace d’un parfum !... Revivre un souvenir ?... une illusion ?...
 
Je me retournai au bruit qu’il fit. Il était debout ; il paraissait très calme ; il avait cette figure soudainement rassérénée de ceux qui viennent de remporter une grande victoire intérieure.
 
« Sainclair, il faut nous en aller, maintenant... Allons-nous-en, mon ami !... Allons-nous-en !... »
 
Et il quitta le parloir sans même regarder derrière lui. Je le suivais. Dans la rue déserte où nous parvînmes sans avoir été remarqués, je l’arrêtai et je lui demandai, anxieux :
 
« Eh bien, mon ami... Avez-vous retrouvé le parfum de la Dame en noir ?... »
 
Certes ! il vit bien qu’il y avait dans ma question tout mon cœur, plein de l’ardent désir que cette visite aux lieux de son enfance lui rendît un peu la paix de l’âme.
 
« Oui, fit-il, très grave... Oui, Sainclair... je l’ai retrouvé... »
 
Et il me montra la lettre de la fille du professeur Stangerson. Je le regardais, hébété, ne comprenant pas... puisque je ne savais pas... Alors, il me prit les deux mains et, les yeux dans les yeux, il me dit :
 
« Je vais vous confier un grand secret, Sainclair... le secret de ma vie et peut-être, un jour, le secret de ma mort... Quoi qu’il arrive, il mourra avec vous et avec moi !... Mathilde Stangerson avait un enfant... un fils... ce fils est mort, est mort pour tous, excepté pour vous et pour moi !... »
 
Je reculai, frappé de stupeur, étourdi, sous une pareille révélation... Rouletabille, le fils de Mathilde Stangerson !... Et puis, tout à coup, j’eus un choc plus violent encore... Mais alors !... Mais alors !... Rouletabille était le fils de Larsan !
 
Oh !... Je comprenais, maintenant, toutes les hésitations de Rouletabille... Je comprenais pourquoi, ce matin, mon ami, dans sa prescience de la vérité, disait : « Pourquoi n’est-il pas mort ? S’il est vivant, moi, j’aimerais autant être mort ! »
 
Rouletabille lut certainement cette phrase dans mes yeux et il fit simplement un signe qui voulait dire : « C’est cela, Sainclair, maintenant, vous y êtes ! »
 
Puis il finit sa pensée tout haut :
 
« Silence ! »
 
Arrivés à Paris, nous nous sommes séparés pour nous retrouver à la gare. Là, Rouletabille me tendit une nouvelle dépêche qui venait de Valence et qui était signée du professeur Stangerson. En voici le texte : « M. Darzac me dit que vous avez quelques jours de congé. Nous serions tous très heureux si vous pouviez venir les passer parmi nous. Nous vous attendons aux Rochers Rouges chez Mr Arthur Rance, qui sera enchanté de vous présenter à sa femme. Ma fille serait bien heureuse aussi de vous voir. Elle joint ses instances aux miennes. Amitiés. »
 
Enfin, alors que nous montions dans le train, le concierge de l’hôtel de Rouletabille se précipitait sur le quai et nous apportait une troisième dépêche. Elle venait, celle-là, de Menton, et elle était signée de Mathilde. Elle ne portait que ces deux mots : « Au secours ! »