|
| 2. Où il est question de l'humeur changeante de Joseph Rouletabille
En revenant, seul, de la gare, je ne pus que m’étonner de la singulière tristesse qui m’avait envahi, sans que j’en pusse démêler précisément la cause. Depuis le procès de Versailles, aux péripéties duquel j’avais été si intimement mêlé, j’avais lié tout à fait amitié avec le professeur Stangerson, sa fille et Robert Darzac. J’aurais dû être particulièrement heureux d’un événement qui semblait satisfaire tout le monde. Je pensai que l’extraordinaire absence du jeune reporter devait être pour quelque chose dans cette sorte de prostration. Rouletabille avait été traité par les Stangerson et M. Darzac comme un sauveur. Et, surtout, depuis que Mathilde était sortie de la maison de santé où le désarroi de son esprit avait nécessité pendant plusieurs mois des soins assidus, depuis que la fille de l’illustre professeur avait pu se rendre compte du rôle extraordinaire joué par cet enfant dans un drame où, sans lui, elle eût inévitablement sombré avec tous ceux qu’elle aimait, depuis qu’elle avait lu avec toute sa raison, enfin recouvrée, le compte rendu sténographié des débats où Rouletabille apparaissait comme un petit héros miraculeux, il n’était point d’attentions quasi maternelles dont elle n’eût entouré mon ami. Elle s’était intéressée à tout ce qui le touchait, elle avait excité ses confidences, elle avait voulu en savoir sur Rouletabille plus que je n’en savais et plus peut-être qu’il n’en savait lui-même. Elle avait montré une curiosité discrète mais continue relativement à une origine que nous ignorions tous et sur laquelle le jeune homme avait continué de se taire avec une sorte de farouche orgueil. Très sensible à la tendre amitié que lui témoignait la pauvre femme, Rouletabille n’en conservait pas moins une extrême réserve et affectait, dans ses rapports avec elle, une politesse émue qui m’étonnait toujours de la part d’un garçon que j’avais connu si primesautier, si exubérant, si entier dans ses sympathies ou dans ses aversions. Plus d’une fois, je lui en avais fait la remarque, et il m’avait toujours répondu d’une façon évasive en faisant grand étalage, cependant, de ses sentiments dévoués pour une personne qu’il estimait, disait-il, plus que tout au monde, et pour laquelle il eût été prêt à tout sacrifier si le sort ou la fortune lui avaient donné l’occasion de sacrifier quelque chose pour quelqu’un. Il avait aussi des moments d’une incompréhensible humeur. Par exemple, après s’être fait, devant moi, une fête d’aller passer une grande journée de repos chez les Stangerson qui avaient loué pour la belle saison – car ils ne voulaient plus habiter le Glandier – une jolie petite propriété sur les bords de la Marne, à Chennevières, et après avoir montré, à la perspective d’un si heureux congé, une joie enfantine, il lui arrivait de se refuser, tout à coup, sans aucune raison apparente, à m’accompagner. Et je devais partir seul, le laissant dans la petite chambre qu’il avait conservée au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur-le-Prince. Je lui en voulais de toute la peine qu’il causait ainsi à cette bonne Mlle Stangerson. Un dimanche, celle-ci, outrée de l’attitude de mon ami, résolut d’aller le surprendre avec moi dans sa retraite du quartier Latin. Quand nous arrivâmes chez lui, Rouletabille, qui avait répondu par un énergique : « Entrez ! » au coup que j’avais frappé à sa porte, Rouletabille, qui travaillait à sa petite table, se leva en nous apercevant et devint si pâle... si pâle que nous crûmes qu’il allait défaillir. « Mon Dieu ! » s’écria Mathilde Stangerson en se précipitant vers lui. Mais, plus prompt qu’elle encore, avant qu’elle ne fût arrivée à la table où il s’appuyait, il avait jeté sur les papiers qui s’y trouvaient éparpillés une serviette de maroquin qui les dissimula entièrement. Mathilde avait vu, naturellement, le geste. Elle s’arrêta, toute surprise. « Nous vous dérangeons ? fit-elle sur un ton de doux reproche. – Non ! répondit-il, j’ai fini de travailler. Je vous montrerai ça plus tard. C’est un chef-d’œuvre, une pièce en cinq actes dont je n’arrive pas à trouver le dénouement. » Et il sourit. Bientôt il redevint tout à fait maître de lui et nous dit cent drôleries en nous remerciant d’être venus le troubler dans sa solitude. Il voulut absolument nous inviter à dîner et nous allâmes tous trois manger dans un restaurant du quartier latin, chez Foyot. Quelle bonne soirée ! Rouletabille avait téléphoné à Robert Darzac qui vint nous rejoindre au dessert. À cette époque, M. Darzac n’était point trop souffrant et l’étonnant Brignolles n’avait pas encore fait son apparition dans la capitale. On s’amusa comme des enfants. Ce soir d’été était si beau et si doux dans le Luxembourg solitaire. Avant de quitter Mlle Stangerson, Rouletabille lui demanda pardon de l’humeur bizarre qu’il montrait quelquefois et s’accusa d’avoir, au fond, un très méchant caractère. Mathilde l’embrassa et Robert Darzac aussi l’embrassa. Et il en fut si ému que, durant le temps que je le reconduisis jusqu’à sa porte, il ne me dit point un mot ; mais, au moment de nous séparer, il me serra la main comme jamais encore il ne l’avait fait. Drôle de petit bonhomme !... Ah ! si j’avais su !... Comme je me reproche maintenant de l’avoir, par instants, à cette époque, jugé avec un peu trop d’impatience... Ainsi, triste, triste, assailli de pressentiments que j’essayais en vain de chasser, je revenais de la gare de Lyon, me remémorant les innombrables fantaisies, bizarreries, et quelquefois douloureux caprices de Rouletabille au cours de ces deux dernières années, mais rien, cependant, rien de tout cela ne pouvait me faire prévoir ce qui venait de se passer, et encore moins me l’expliquer. Où était Rouletabille ? Je m’en fus à son hôtel, boulevard Saint-Michel, me disant que si, là encore, je ne le trouvais pas, je pourrais, au moins, laisser la lettre de Mme Darzac. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en entrant dans l’hôtel, d’y trouver mon domestique portant ma valise ! Je le priai de m’expliquer ce que cela signifiait, et il me répondit qu’il n’en savait rien : qu’il fallait le demander à M. Rouletabille. Celui-ci, en effet, pendant que je le cherchais partout, excepté, naturellement, chez moi, s’était rendu à mon domicile, rue de Rivoli, s’était fait conduire dans ma chambre par mon domestique, lui avait fait apporter une valise et avait soigneusement rempli cette valise de tout le linge nécessaire à un honnête homme qui se dispose à partir en voyage pour quatre ou cinq jours. Puis, il avait ordonné à mon godiche de transporter ce petit bagage, une heure plus tard, à son hôtel du boul’Mich’. Je ne fis qu’un bond jusqu’à la chambre de mon ami où je le trouvai en train d’empiler méticuleusement dans un sac de nuit des objets de toilette, du linge de jour et une chemise de nuit. Tant que cette besogne ne fut point terminée, je ne pus rien tirer de Rouletabille, car, dans les petites choses de la vie courante, il était volontiers maniaque et, en dépit de la modestie de ses ressources, tenait à vivre fort correctement, ayant l’horreur de tout ce qui touchait de près ou de loin à la bohème. Il daigna enfin m’annoncer que « nous allions prendre nos vacances de Pâques », et que, puisque j’étais libre et que son journal l’Époque lui accordait un congé de trois jours, nous ne pouvions mieux faire que d’aller nous reposer « au bord de la mer ». Je ne lui répondis même pas, tant j’étais furieux de la façon dont il venait de se conduire, et aussi tant je trouvais stupide cette proposition d’aller contempler l’océan ou la Manche par un de ces temps abominables de printemps qui, tous les ans, pendant deux ou trois semaines, nous font regretter l’hiver. Mais il ne s’émut point outre mesure de mon silence, et, prenant ma valise d’une main, son sac de l’autre, me poussant dans l’escalier, il me fit bientôt monter dans un fiacre qui nous attendait devant la porte de l’hôtel. Une demi-heure plus tard, nous nous trouvions tous deux dans un compartiment de première classe de la ligne du Nord, qui roulait vers Le Tréport, par Amiens. Comme nous entrions en gare de Creil, il me dit : « Pourquoi ne me donnez-vous pas la lettre que l’on vous a remise pour moi ? » Je le regardai. Il avait deviné que Mme Darzac aurait une grande peine de ne l’avoir point vu au moment de son départ et qu’elle lui écrirait. Ça n’était pas bien malin. Je lui répondis : « Parce que vous ne le méritez pas. » Et je lui fis d’amers reproches auxquels il ne prit point garde. Il n’essaya même pas de se disculper, ce qui me mit plus en colère que tout. Enfin, je lui donnai la lettre. Il la prit, la regarda, en respira le doux parfum. Comme je le considérais avec curiosité, il fronça les sourcils, dissimulant, sous cette mine rébarbative, une émotion souveraine. Mais il ne put finalement me la cacher qu’en s’appuyant le front à la vitre et en s’absorbant dans une étude approfondie du paysage. « Eh bien, lui demandai-je, vous ne la lisez pas ? – Non, me répondit-il, pas ici !... Mais là-bas !... » Nous arrivâmes au Tréport en pleine nuit noire, après six heures d’un interminable voyage et par un temps de chien. Le vent de mer nous glaçait et balayait le quai désert. Nous ne rencontrâmes qu’un douanier enfermé dans sa capote et dans son capuchon et qui faisait les cent pas sur le pont du canal. Pas une voiture, naturellement. Quelques papillons de gaz, tremblotant dans leur cage de verre, reflétaient leur éclat falot dans de larges flaques de pluie où nous pataugions à l’envi, cependant que nous courbions le front sous la rafale. On entendait au loin le bruit que faisaient, en claquant sur les dalles sonores, les petits sabots de bois d’une Tréportaise attardée. Si nous ne tombâmes point dans le grand trou noir de l’avant-port, c’est que nous fûmes avertis du danger par la fraîcheur salée qui montait de l’abîme et par la rumeur de la marée. Je maugréais derrière Rouletabille qui nous dirigeait assez difficilement dans cette obscurité humide. Cependant il devait connaître l’endroit, car nous arrivâmes tout de même, cahin-caha, odieusement giflés par l’embrun, à la porte de l’unique hôtel qui reste ouvert, pendant la mauvaise saison, sur la plage. Rouletabille demanda tout de suite à souper et du feu, car nous avions grand-faim et grand froid. « Ah çà ! lui dis-je, daignerez-vous me faire savoir ce que nous sommes venus chercher dans ce pays, en dehors des rhumatismes qui nous guettent et de la pleurésie qui nous menace ? » Car Rouletabille, dans le moment, toussait et ne parvenait point à se réchauffer. « Oh ! fit-il, je vais vous le dire. Nous sommes venus chercher le parfum de la Dame en noir ! » Cette phrase me donna si bien à réfléchir que je n’en dormis guère de la nuit. Dehors, le vent de mer hululait toujours, poussant sur la grève sa vaste plainte, puis s’engouffrant tout à coup dans les petites rues de la ville, comme dans des corridors. Je crus entendre remuer dans la chambre à côté, qui était celle de mon ami : je me levai et poussai sa porte. Malgré le froid, malgré le vent, il avait ouvert sa fenêtre, et je le vis distinctement qui envoyait des baisers à l’ombre. Il embrassait la nuit ! Je refermai la porte et revins me coucher discrètement. Le lendemain matin, je fus réveillé par un Rouletabille épouvanté. Sa figure marquait une angoisse extrême et il me tendait un télégramme qui lui venait de Bourg et qui lui avait été, sur l’ordre qu’il en avait donné, réexpédié de Paris. Voici la dépêche : « Venez immédiatement sans perdre une minute. Avons renoncé à notre voyage en Orient et allons rejoindre M. Stangerson à Menton, chez les Rance, aux Rochers Rouges. Que cette dépêche reste secrète entre nous. Il ne faut effrayer personne. Vous prétexterez auprès de nous congé, tout ce que vous voudrez, mais venez ! Télégraphiez-moi poste restante à Menton. Vite, vite, je vous attends. Votre désespéré, DARZAC. »
|