Les Aventures de Rouletabille

| Epilogue

 
Nice... Cannes... Saint-Raphaël... Toulon !... Je regarde sans regret défiler sous mes yeux toutes ces étapes de mon voyage de retour... Au lendemain de tant d’horreurs, j’ai hâte de quitter le Midi, de retrouver Paris, de me replonger dans mes affaires... et aussi... et surtout, j’ai hâte de me retrouver en tête à tête avec Rouletabille qui est enfermé là, à deux pas de moi, avec la Dame en noir. Jusqu’à la dernière minute, c’est-à-dire jusqu’à Marseille où ils se sépareront, je ne veux pas troubler leurs douces, tendres ou désespérées confidences, leurs projets d’avenir, leurs derniers adieux... Malgré toutes les prières de Mathilde, Rouletabille a voulu partir, reprendre le chemin de Paris et de son journal. Il a cet héroïsme suprême de s’effacer devant l’époux. La Dame en noir ne peut pas résister à Rouletabille ; il a dicté ses conditions... Il veut que M. et Mme Darzac continuent leur voyage de noces comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire aux Rochers Rouges. Ce n’est pas le même Darzac qui l’a commencé, c’est un autre Darzac qui le finira, cet heureux voyage, mais pour tout le monde Darzac aura été le même sans solution de continuité. M. et Mme Darzac sont mariés. La loi civile les unit. Quant à la loi religieuse, il est avec le pape, comme dit Rouletabille, des accommodements, et ils trouveront tous deux à Rome les moyens de régulariser leur situation s’il est prouvé qu’elle en a besoin et d’apaiser les scrupules de leur conscience. Que M. et Mme Darzac soient heureux, définitivement heureux : ils l’ont bien gagné !...
 
Et personne n’aurait peut-être soupçonné jamais l’horrible tragédie du sac du corps de trop si nous ne nous trouvions aujourd’hui où j’écris ces lignes, après des années qui nous ont acquis du reste la prescription et débarrassé de tous les aléas d’un procès scandaleux, dans la nécessité de faire connaître au public tout le mystère des Rochers Rouges, comme j’ai dû autrefois soulever les voiles qui recouvraient les secrets du Glandier. La faute en est à cet abominable Brignolles qui est au courant de bien des choses et qui, du fond de l’Amérique où il s’est réfugié, veut nous faire « chanter ». Il nous menace d’un affreux libelle, et comme maintenant le professeur Stangerson est descendu à ce néant où d’après sa théorie, tout, chaque jour, va se perdre, mais qui, chaque jour, crée tout, nous avons pensé qu’il était préférable de « prendre les devants » et de raconter toute la vérité.
 
Brignolles ! quel jeu avait donc été le sien dans cette seconde et terrible affaire ? À l’heure où je me trouvais – c’était le lendemain du drame final – dans le train qui me ramenait à Paris, à deux pas de la Dame en noir et de Rouletabille qui s’embrassaient en pleurant, je me le demandais encore ! Que de questions je me posais en appuyant mon front à la vitre du couloir de mon sleeping-car... Un mot, une phrase de Rouletabille m’eussent évidemment tout expliqué... mais il ne pensait guère à moi depuis la veille... Depuis la veille, la Dame en noir et lui ne s’étaient pas quittés...
 
On avait dit adieu, à la Louve même, au professeur Stangerson... Robert Darzac était parti tout de suite pour Bordighera où Mathilde devait le rejoindre... Arthur Rance et Mrs. Edith nous avaient accompagnés à la gare. Mrs. Edith, contrairement à ce que j’espérais, ne montra aucune tristesse de mon départ. J’attribuai cette indifférence à ce que le prince Galitch était venu nous rejoindre sur le quai. Elle lui avait donné des nouvelles du vieux Bob, qui étaient excellentes, et ne s’était plus occupée de moi. J’en avais conçu une peine réelle. Et, ici, il est temps, je crois bien, de faire un aveu au lecteur. Jamais je ne lui eusse laissé deviner les sentiments que je ressentais pour Mrs. Edith si, quelques années plus tard, après la mort d’Arthur Rance, qui fut suivie de véritables tragédies, dont j’aurai peut-être à parler un jour, je n’avais pas épousé la blonde et mélancolique et terrible Edith.
 
Nous approchons de Marseille...
 
Marseille !...
 
Les adieux furent déchirants. La Dame en noir et Rouletabille ne se dirent rien.
 
Et, quand le train se fut ébranlé, elle resta sur le quai, sans un geste, les bras ballants, debout dans ses voiles sombres, comme une statue de deuil et de douleur.
 
Devant moi, les épaules de Rouletabille sanglotaient.
 
* * *
 
Lyon !... Nous ne pouvons dormir... nous sommes descendus sur le quai... nous nous rappelons notre passage ici... Il y a quelques jours... quand nous courions au secours de la malheureuse... Nous sommes replongés dans le drame... Rouletabille maintenant parle... parle... évidemment il essaye de s’étourdir, de ne plus penser à sa peine qui l’a fait pleurer comme un tout petit enfant pendant des heures...
 
« Mon vieux, ce Brignolles était un saligaud ! » me dit-il sur un ton de reproche qui eût presque réussi à me faire croire que j’avais toujours considéré ce bandit comme un honnête homme...
 
Et alors il m’apprend tout, toute la chose énorme qui tient en si peu de lignes. Larsan avait eu besoin d’un parent de Darzac pour faire enfermer celui-ci dans une maison de fous ! Et il avait découvert Brignolles ! Il ne pouvait tomber mieux. Les deux hommes se comprirent tout de suite. On sait combien il est simple, encore aujourd’hui, de faire enfermer un être, quel qu’il soit, entre les quatre murs d’un cabanon. La volonté d’un parent et la signature d’un médecin suffisent encore en France, si invraisemblable que la chose paraisse, à cette sinistre et rapide besogne. Une signature n’a jamais embarrassé Larsan. Il fit un faux et Brignolles, largement payé, se chargea de tout. Quand Brignolles vint à Paris, il faisait déjà partie de la combinaison. Larsan avait son plan : prendre la place de Darzac avant le mariage. L’accident des yeux avait été, comme je l’avais du reste pensé moi-même, des moins naturels. Brignolles avait mission de s’arranger de telle sorte que les yeux de Darzac fussent le plus tôt possible suffisamment endommagés pour que Larsan qui le remplacerait pût avoir cet atout formidable dans son jeu : les binocles noirs ! et, à défaut de binocles, que l’on ne peut porter toujours, le droit à l’ombre !
 
Le départ de Darzac pour le Midi devait étrangement faciliter le dessein des deux bandits. Ce n’est qu’à la fin de son séjour à San Remo que Darzac avait été, par les soins de Larsan, qui n’avait pas cessé de le surveiller, véritablement « emballé » pour la maison de fous. Il avait été aidé naturellement dans cette circonstance par cette police spéciale, qui n’a rien à faire avec la police officielle, et qui se met à la disposition des familles dans les cas les plus désagréables, lesquels demandent autant de discrétion que de rapidité dans l’exécution...
 
Un jour qu’il faisait une promenade à pied dans la montagne... La maison de fous se trouvait justement dans la montagne, à deux pas de la frontière italienne... tout était préparé depuis longtemps pour recevoir le malheureux. Brignolles, avant de partir pour Paris, s’était entendu avec le directeur et avait présenté son fondé de pouvoir, Larsan... Il y a des directeurs de maison de fous qui ne demandent point trop d’explications, pourvu qu’ils soient en règle avec la loi... et qu’on les paye bien... et ce fut vite fait... et ce sont des choses qui arrivent tous les jours...
 
« Mais comment avez-vous appris tout cela ? demandai-je à Rouletabille.
 
– Vous vous rappelez, mon ami, me répondit le reporter, ce petit morceau de papier que vous me rapportâtes au Château d’Hercule, le jour où, sans m’avertir d’aucune sorte, vous prîtes sur vous-même de suivre à la piste cet excellent Brignolles qui venait faire un petit tour dans le Midi. Ce bout de papier qui portait l’entête de la Sorbonne et les deux syllabes bonnet... devait m’être du plus utile secours. D’abord les circonstances dans lesquelles vous l’aviez découvert, puisque vous l’aviez ramassé après le passage de Larsan et de Brignolles, me l’avaient rendu précieux. Et puis, l’endroit où on l’avait jeté fut presque pour moi une révélation lorsque je me mis à la recherche du véritable Darzac, après que j’eus acquis la certitude que c’était lui, « le corps de trop » que l’on avait mis et emporté dans le sac !... »
 
Et Rouletabille, de la façon la plus nette, me fit passer par les différentes phases de sa compréhension du mystère qui devait jusqu’au bout rester incompréhensible pour nous. ç’avait été d’abord la révélation brutale qui lui était venue du séchage de la peinture, et puis cette autre révélation formidable qui lui était venue du mensonge de l’une des deux manifestations Darzac ! Bernier, dans l’interrogatoire que Rouletabille lui a fait subir avant le retour de l’homme qui a emporté le sac, a rapporté les paroles du mensonge de celui que tout le monde prend pour Darzac ! Celui-là s’est étonné devant Bernier. Celui-là n’a point dit à Bernier que le Darzac auquel Bernier a ouvert la porte à cinq heures n’était point lui ! Il cache déjà cette contre-manifestation Darzac et il ne peut avoir d’intérêt à la cacher que si cette manifestation est la vraie ! Il veut dissimuler qu’il y a ou qu’il y a eu de par le monde un autre Darzac qui est le vrai ! Cela est clair comme la lumière du jour ! Rouletabille en est ébloui ; il en chancelle... . il s’en trouverait mal... il en claque des dents !... Mais peut-être... espère-t-il... peut-être Bernier s’est-il trompé... peut-être a-t-il mal compris les paroles et les étonnements de M. Darzac... Rouletabille questionnera lui-même M. Darzac et il verra bien !... Ah ! qu’il revienne vite !... C’est à M. Darzac lui-même à fermer le cercle !... Comme il l’attend avec impatience !... Et, quand il revient, comme il s’accroche au plus faible espoir... « Avez-vous regardé la figure de l’homme ? » demande-t-il, et quand ce Darzac lui répond : « Non !... je ne l’ai pas regardée... » Rouletabille ne dissimule pas sa joie... Il eût été si facile à Larsan de répondre : « Je l’ai vue ! c’était bien la figure de Larsan ! »... Et le jeune homme n’avait pas compris que c’était là une dernière malice du bandit, une négligence voulue et qui entrait si bien dans son rôle : le vrai Darzac n’eût pas agi autrement ! Il se serait débarrassé de l’affreuse dépouille sans la vouloir regarder encore... Mais que pouvaient tous les artifices d’un Larsan contre les raisonnements, un seul raisonnement de Rouletabille ?... Le faux Darzac, sur l’interrogation très nette de Rouletabille, ferme le cercle. Il ment !... Rouletabille, maintenant, sait !... Du reste, ses yeux, qui voient toujours derrière sa raison, voient maintenant !...
 
Mais que va-t-il faire ?... Dévoiler tout de suite Larsan, qui, peut-être, va lui échapper ? Apprendre du même coup à sa mère qu’elle est remariée à Larsan et qu’elle a aidé à tuer Darzac ? Non ! Non ! Il a besoin de réfléchir, de savoir, de combiner !... Il veut agir à coup sûr ! Il demande vingt-quatre heures !... Il assure la sécurité de la Dame en noir en la faisant habiter l’appartement de M. Stangerson et en lui faisant jurer en secret qu’elle ne sortira pas du château. Il trompe Larsan en lui faisant entendre qu’il croit « dur comme fer » à la culpabilité du vieux Bob. Et, comme Walter rentre au château avec le sac vide... Il lui reste un espoir... Celui que peut-être Darzac n’est pas mort !... Enfin, mort ou vivant, il court à sa recherche... De Darzac, il possède un revolver, celui qu’il a trouvé dans la Tour Carrée... revolver tout neuf, dont il a déjà remarqué le type chez un armurier de Menton... Il va chez cet armurier... il montre le revolver... il apprend que cette arme a été achetée la veille au matin par un homme dont on lui donne le signalement : chapeau mou, pardessus gris ample et flottant, grande barbe en collier... Et puis il perd tout de suite cette piste... Mais il ne s’y attarde pas !... Il remonte une autre piste, ou plutôt il en reprend une autre qui avait conduit Walter au puits de Castillon. Là, il fait ce que n’a point fait Walter. Celui-ci, une fois qu’il eut retrouvé le sac, ne s’était plus occupé de rien et était redescendu au fort d’Hercule. Or, Rouletabille, lui, continua de suivre la piste... Et il s’aperçut que cette piste (constituée par l’écartement exceptionnel de la marque des deux roues de la petite charrette anglaise) au lieu de redescendre vers Menton, après avoir touché au puits de Castillon, redescendait de l’autre côté du versant de la montagne vers Sospel. Sospel ! Est-ce que Brignolles n’était pas signalé comme descendu à Sospel ? Brignolles !... Rouletabille se rappela mon expédition... Qu’est-ce que Brignolles venait faire dans ces parages !... Sa présence devait être étroitement liée au drame. D’un autre côté, la disparition et la réapparition du véritable Darzac attestaient qu’il y avait eu séquestration... Mais où... Brignolles, qui avait partie liée avec Larsan, ne devait pas avoir fait le voyage de Paris pour rien ! Peut-être était-il venu, dans ce moment dangereux, pour veiller sur cette séquestration-là !... Songeant ainsi et poursuivant sa pensée logique, Rouletabille avait interrogé le patron de l’auberge du tunnel de Castillon qui lui avoua qu’il avait été fort intrigué la veille par le passage d’un homme qui répondait singulièrement au signalement du client de l’armurier. Cet homme était entré boire chez lui ; il paraissait très altéré et il avait des manières si étranges qu’on eût pu le prendre pour un échappé de la maison de santé... Rouletabille eut la sensation qu’il « brûlait », et, d’une voix indifférente : « Vous avez donc par ici une maison de santé ? » « Mais oui, répondit le patron de l’auberge, la maison de santé du mont Barbonnet ! » C’est ici que les deux fameuses syllabes bonnet prenaient toute leur signification... Désormais, il ne faisait plus de doute pour Rouletabille que le vrai Darzac avait été enfermé par le faux comme fou dans la maison de santé du mont Barbonnet. Il sauta dans sa voiture et se fit conduire à Sospel qui est au pied du mont. Ne courait-il point la chance de rencontrer là Brignolles ?... Mais il ne le vit point et immédiatement prit le chemin du mont Barbonnet et de la maison de santé. Il était résolu à tout savoir, à tout oser. Fort de sa qualité de reporter au journal L’Époque, il saurait faire parler le directeur de cette maison de fous pour professeurs en Sorbonne !... Et peut-être... peut-être... allait-il apprendre ce qu’il était advenu définitivement de Robert Darzac... car, du moment qu’on avait retrouvé le sac sans le cadavre... du moment que la piste de la petite voiture descendait à Sospel où, d’ailleurs, elle se perdait... du moment que Larsan n’avait point jugé utile de se débarrasser auparavant de Darzac par la mort, en le précipitant, dans le sac, au fond du puits de Castillon, peut-être avait-il été de son intérêt de reconduire Darzac, vivant encore, dans la maison de santé ! Et Rouletabille pensait ainsi des choses tout à fait raisonnables, Darzac vivant était en effet beaucoup plus utile à Larsan que Darzac mort !... Quel otage pour le jour où Mathilde s’apercevrait de son imposture !... Cet otage le faisait le maître de tous les traités qui pouvaient s’ensuivre entre la malheureuse femme et le bandit. Darzac mort, Mathilde tuait Larsan de ses mains ou le livrait à la justice !
 
Et Rouletabille avait bien tout deviné. À la porte de la maison de santé, il se heurta à Brignolles. Alors, sans ménagement, il lui sauta à la gorge et le menaça de son revolver. Brignolles était lâche. Il cria à Rouletabille de l’épargner, que Darzac était vivant ! Un quart d’heure après, Rouletabille savait tout. Mais le revolver n’avait point suffi, car Brignolles, qui détestait la mort, aimait la vie et tout ce qui rendait la vie aimable, en particulier l’argent. Rouletabille n’eut point de peine à le convaincre qu’il était perdu s’il ne trahissait Larsan, mais qu’il aurait beaucoup à gagner s’il aidait la famille Darzac à sortir de ce drame, sans scandale. Ils s’entendirent et tous deux rentrèrent dans la maison de santé où le directeur les reçut et écouta leurs discours avec une certaine stupeur qui se transforma bientôt en effroi, puis en une immense amabilité, laquelle se traduisait par la mise en liberté immédiate de Robert Darzac. Darzac, par une chance miraculeuse que j’ai déjà expliquée, souffrait à peine d’une blessure qui aurait pu être mortelle. Rouletabille, dans une joie folle, s’en empara et le ramena sur-le-champ à Menton. Je passe sur les effusions. On avait « semé » le Brignolles en lui donnant rendez-vous à Paris pour le règlement des comptes. En route, Rouletabille apprenait de la bouche de Darzac que celui-ci, dans sa prison, était tombé quelques jours auparavant sur un journal du pays qui relatait le passage au fort d’Hercule de M. et de Mme Darzac, dont on venait de célébrer le mariage à Paris ! Il ne lui en avait pas fallu davantage pour comprendre d’où venaient tous ses malheurs et pour deviner qui avait eu l’audace fantastique de prendre sa place auprès d’une malheureuse femme dont l’esprit encore chancelant faisait possible la plus folle entreprise. Cette découverte lui avait donné des forces inconnues. Après avoir volé le pardessus du directeur pour cacher son uniforme d’aliéné et s’être emparé dans la bourse de celui-ci d’une centaine de francs, il était parvenu, au risque de se casser le cou, à escalader un mur qui, en toute autre circonstance, lui eût paru infranchissable. Et il était descendu à Menton ; et il avait couru au fort d’Hercule ; et il avait vu, de ses yeux vu, Darzac ! Il s’était vu lui-même !... Il s’était donné quelques heures pour ressembler si bien à lui-même que l’autre Darzac lui-même s’y serait trompé !... Son plan était simple. Pénétrer dans le fort d’Hercule comme chez lui, entrer dans l’appartement de Mathilde et se montrer à l’autre, pour le confondre, devant Mathilde !... Il avait interrogé des gens de la côte et appris où le ménage logeait : au fond de la Tour Carrée... Le ménage !... Tout ce que Darzac avait souffert jusqu’alors n’était rien à côté de ce que ces deux mots : leur ménage... Le faisait souffrir !... Cette souffrance-là ne devait cesser que de la minute où il avait revu, lors de la démonstration corporelle de la possibilité de corps de trop, la Dame en noir !... Alors il avait compris !... jamais elle n’eût osé le regarder ainsi... Jamais elle n’eût poussé un pareil cri de joie, jamais elle ne l’eût si victorieusement reconnu, si, une seconde, en corps et en esprit, elle avait, victime des maléfices de l’autre, été la femme de l’autre !... Ils avaient été séparés... mais jamais ils ne s’étaient perdus !
 
Avant de mettre son projet à exécution, il était allé acheter un revolver à Menton, s’était débarrassé ensuite de son pardessus qui eût pu le perdre, pour peu que l’on fût à sa recherche, avait fait l’acquisition d’un veston qui, par la couleur et par la coupe, pouvait rappeler le costume de l’autre Darzac, et avait attendu jusqu’à cinq heures le moment d’agir. Il s’était dissimulé derrière la villa Lucie, tout en haut du boulevard de Garavan, au sommet d’un petit tertre d’où il apercevait tout ce qui se passait dans le château. À cinq heures, il s’était risqué, sachant que Darzac était dans la Tour du Téméraire, et étant sûr par conséquent qu’il ne le trouverait point, dans le moment, au fond de la Tour Carrée qui était son but. Quand il était passé auprès de nous et qu’il nous avait aperçus tous deux, il avait eu une forte envie de nous crier qui il était, mais il était parvenu tout de même à se retenir, voulant être uniquement reconnu par la Dame en noir ! Cette espérance seulement soutenait ses pas. Cela seulement valait la peine de vivre, et, une heure plus tard, quand il avait eu à sa disposition la vie de Larsan qui, dans la même chambre, lui tournant le dos, faisait sa correspondance, il n’avait même pas été tenté par la vengeance. Après tant d’épreuves, il n’y avait pas encore place dans son cœur pour la haine de Larsan, tant il était plein pour toujours de l’amour de la Dame en noir ! Pauvre cher pitoyable M. Darzac !...
 
On sait le reste de l’aventure. Ce que je ne savais pas, c’était la façon dont le vrai M. Darzac avait pénétré une seconde fois dans le fort d’Hercule, et était parvenu une seconde fois jusque dans le placard. Et c’est alors que j’appris que la nuit même qu’il ramena M. Darzac à Menton, Rouletabille qui avait appris par la fuite du vieux Bob qu’il existait une issue au château par le puits, avait, à l’aide d’une barque, fait rentrer dans le château M. Darzac, par le chemin qui avait vu sortir le vieux Bob ! Rouletabille voulait être le maître de l’heure à laquelle il allait confondre et frapper Larsan. Cette nuit-là, il était trop tard pour agir, mais il comptait bien en terminer avec Larsan la nuit suivante. Le tout était de cacher, un jour, M. Darzac dans la presqu’île. Aidé de Bernier, il lui avait trouvé un petit coin abandonné et tranquille dans le Château Neuf.
 
À ce passage, je ne pus m’empêcher d’interrompre Rouletabille par un cri qui eut le don de le faire partir d’un franc éclat de rire.
 
« C’était donc cela ! m’écriai-je.
 
– Mais oui, fit-il... c’était cela.
 
– Voilà donc pourquoi j’ai découvert ce soir-là l’Australie ! Ce soir-là, c’était le vrai Darzac que j’avais en face de moi !... Et moi qui ne comprenais rien à cela !... Car enfin, il n’y avait pas que l’Australie !... Il y avait encore la barbe ! Et elle tenait !... elle tenait !... Oh ! je comprends tout, maintenant !
 
– Vous y avez mis le temps... répliqua, placide, Rouletabille... Cette nuit-là, mon ami, vous nous avez bien gênés. Quand vous apparûtes dans la Cour du Téméraire, M. Darzac venait de me reconduire à mon puits. Je n’ai eu que le temps de faire retomber sur moi le plateau de bois pendant que M. Darzac se sauvait dans le Château Neuf... Mais quand vous fûtes couché, après votre expérience de la barbe, il revint me voir et nous étions assez embarrassés. Si, par hasard, vous parliez de cette aventure, le lendemain matin, à l’autre M. Darzac, croyant avoir affaire au Darzac du Château Neuf, c’était une catastrophe. Et, cependant, je ne voulus point céder aux prières de M. Darzac qui voulait aller vous dire toute la vérité. J’avais peur que, la sachant, vous ne pussiez assez la dissimuler pendant le jour suivant. Vous avez une nature un peu impulsive, Sainclair, et la vue d’un méchant vous cause, à l’ordinaire, une louable irritation qui, dans le moment, eût pu nous nuire. Et puis, l’autre Darzac était si malin !... Je résolus donc de risquer le coup sans rien vous dire. Je devais rentrer le lendemain ostensiblement au château dans la matinée... Il fallait s’arranger, d’ici là, pour que vous ne rencontriez pas Darzac. C’est pourquoi, dès la première heure, je vous envoyai pêcher des palourdes !
 
– Oh ! je comprends !...
 
– Vous finissez toujours par comprendre, Sainclair ! J’espère que vous ne m’en voulez point de cette pêche-là qui vous a valu une heure charmante de Mrs. Edith...
 
– À propos de Mrs. Edith, pourquoi prîtes-vous le malin plaisir de me mettre dans une sotte colère ?... demandai-je.
 
– Pour avoir le droit de déchaîner la mienne et de vous défendre de nous adresser, désormais, la parole, à moi et à M. Darzac !... Je vous répète que je ne voulais point qu’après votre aventure de la nuit, vous parlassiez à M. Darzac !... Il faudrait pourtant continuer à comprendre, Sainclair.
 
– Je continue, mon ami...
 
– Mes compliments...
 
– Et cependant, m’écriai-je, il y a encore une chose que je ne comprends pas !... La mort du père Bernier !... Qui est-ce qui a tué Bernier ?
 
– C’est la canne ! dit Rouletabille d’un air sombre... C’est cette maudite canne...
 
– Je croyais que c’était le plus vieux grattoir...
 
– Ils étaient deux : la canne et le plus vieux grattoir... Mais c’est la canne qui a décidé la mort... Le plus vieux grattoir n’a fait qu’exécuter... »
 
Je regardai Rouletabille, me demandant si, cette fois, je n’assistai point à la fin de cette belle intelligence.
 
« Vous n’avez jamais compris, Sainclair – entre autres choses – pourquoi, le lendemain du jour où j’avais tout compris, moi, je laissais tomber la canne à bec-de-corbin d’Arthur Rance devant M. et Mme Darzac. C’est que j’espérais que M. Darzac la ramasserait. Vous rappelez-vous, Sainclair, la canne à bec-de-corbin de Larsan, et le geste que faisait Larsan avec sa canne, au Glandier !... Il avait une façon de tenir sa canne bien à lui... je voulais voir... voir ce Darzac-là tenir une canne à bec-de-corbin comme Larsan !... Mon raisonnement était sûr !... Mais je voulais voir, de mes yeux, Darzac avec le geste de Larsan... Et cette idée fixe me poursuivit jusqu’au lendemain, même après ma visite à la maison des fous !... même quand j’eus serré dans mes bras le vrai Darzac, j’ai encore voulu voir le faux avec les gestes de Larsan !... Ah ! le voir tout à coup brandir sa canne comme le bandit... oublier le déguisement de sa taille, une seconde !... redresser ses épaules faussement courbées... Tapez donc ! Tapez donc sur le blason des Mortola !... à grands coups de canne, cher, cher Monsieur Darzac !... Et il a tapé !... et j’ai vu toute sa taille !... toute !... Et un autre aussi l’a vue qui en est mort... C’est ce pauvre Bernier, qui en fut tellement saisi qu’il en chancela et tomba si malheureusement sur le plus vieux grattoir, qu’il en est mort !... Il est mort d’avoir ramassé le grattoir tombé sans doute de la redingote du vieux Bob et qu’il devait porter alors dans le bureau du professeur, à la Tour Ronde... Il est mort d’avoir revu, dans le même moment, la canne de Larsan !... il est mort d’avoir revu, avec toute sa taille et tout son geste, Larsan !... Toutes les batailles, Sainclair, ont leurs victimes innocentes... »
 
Nous nous tûmes un instant. Et puis je ne pus m’empêcher de lui dire la rancœur que je lui gardais qu’il ait eu si peu de confiance en moi. Je ne lui pardonnais pas d’avoir voulu me tromper avec tout le monde sur le compte de son vieux Bob.
 
Il sourit.
 
« En voilà un qui ne m’occupait pas !... J’étais bien sûr que ce n’était pas lui qui était dans le sac... Cependant, la nuit qui a précédé son repêchage, dès que j’eus casé le vrai Darzac, sous l’égide de Bernier, dans le Château Neuf, et que j’eus quitté la galerie du puits après y avoir laissé pour mes projets du lendemain, ma barque à moi... une barque que j’avais eue de Paolo le pêcheur, un ami du Bourreau de la mer, je regagnai le rivage à la nage. Je m’étais naturellement dévêtu et je portais mes vêtements en paquet sur ma tête. Comme j’accostais, je tombai dans l’ombre sur le Paolo, qui s’étonna de me voir prendre un bain à cette heure, et qui m’invita à venir pêcher la pieuvre avec lui. L’événement me permettait de tourner toute la nuit autour du château d’Hercule et de le surveiller. J’acceptai. Et alors j’appris que la barque qui m’avait servi était celle de Tullio. Le Bourreau de la mer était devenu soudainement riche et avait annoncé à tout le monde qu’il se retirait dans son pays natal. Il avait vendu très cher, racontait-il, de précieux coquillages au vieux savant, et, de fait, depuis plusieurs jours, on l’avait vu avec le vieux savant tous les jours. Paolo savait qu’avant d’aller à Venise Tullio s’arrêterait à San Remo. Pour moi, l’aventure du vieux Bob se précisait : il lui avait fallu une barque pour quitter le château, et cette barque était justement celle du Bourreau de la mer. Je demandai l’adresse de Tullio à San Remo et y envoyai, par le truchement d’une lettre anonyme, Arthur Rance, persuadé que Tullio pouvait nous renseigner sur le sort du vieux Bob. En effet, le vieux Bob avait payé Tullio pour qu’il l’accompagnât cette nuit-là à la grotte et qu’il disparût ensuite... C’est par pitié pour le vieux professeur que je me décidai à avertir ainsi Arthur Rance ; il pouvait, en effet, être arrivé quelque accident à son parent. Quant à moi, je ne demandais au contraire qu’une chose, c’est que cet exquis vieillard ne revînt pas avant que j’en eusse fini avec Larsan, désirant toujours faire croire au faux Darzac que le vieux Bob me préoccupait par-dessus tout. Aussi, quand j’appris qu’on venait de le retrouver, je n’en fus qu’à moitié réjoui, mais j’avouerai que la nouvelle de sa blessure à la poitrine, à cause de la blessure à la poitrine de l’homme au sac, ne me causa aucune peine. Grâce à elle, je pouvais espérer, encore quelques heures, continuer mon jeu.
 
– Et pourquoi ne le cessiez-vous pas tout de suite ?
 
– Ne comprenez-vous donc point qu’il m’était impossible de faire disparaître le corps de trop de Larsan en plein jour ? Il me fallait tout le jour pour préparer sa disparition dans la nuit ! Mais quel jour nous avons eu là avec la mort de Bernier ! L’arrivée des gendarmes n’était point faite pour simplifier les choses. J’ai attendu pour agir qu’ils eussent disparu ! Le premier coup de fusil que vous avez entendu quand nous étions dans la Tour Carrée fut pour m’avertir que le dernier gendarme venait de quitter l’auberge des Albo, à la pointe de Garibaldi, le second que les douaniers, rentrés dans leurs cabanes, soupaient et que la mer était libre !...
 
– Dites donc, Rouletabille, fis-je en le regardant bien dans ses yeux clairs, quand vous avez laissé, pour vos projets, la barque de Tullio au bout de la galerie du puits, vous saviez déjà ce que cette barque remporterait le lendemain ? »
 
Rouletabille baissa la tête :
 
« Non... fit-il sourdement... et lentement... non... ne croyez pas cela, Sainclair... Je ne croyais pas qu’elle remporterait un cadavre... après tout, c’était mon père !... Je croyais qu’elle remporterait un corps de trop pour la maison des fous !... Voyez-vous, Sainclair, je ne l’avais condamné qu’à la prison... pour toujours... Mais il s’est tué... C’est Dieu qui l’a voulu !... que Dieu lui pardonne !... »
 
Nous ne dîmes plus un mot de la nuit.
 
À Laroche, je voulus lui faire prendre quelque chose de chaud, mais il me refusa ce déjeuner avec fièvre. Il acheta tous les journaux du matin et se précipita, tête baissée, dans les événements du jour. Les feuilles étaient pleines des nouvelles de Russie. On venait de découvrir, à Pétersbourg, une vaste conspiration contre le tsar. Les faits relatés étaient si stupéfiants qu’on avait peine à y ajouter foi.
 
Je déployai L’Époque et je lus en grosses lettres majuscules en première colonne de la première page :
 
Départ de Joseph Rouletabille pour la Russie
 
et, au-dessous :
 
Le tsar le réclame !
 
Je passai le journal à Rouletabille qui haussa les épaules, et fit :
 
« Bah !... Sans me demander mon avis !... Qu’est-ce que monsieur mon directeur veut que j’aille faire là-bas ?... Il ne m’intéresse pas, moi, le tsar... avec les révolutionnaires... c’est son affaire !... ce n’est pas la mienne !... En Russie ?... je vais demander un congé, oui !... j’ai besoin de me reposer, moi !... Sainclair, mon ami, voulez-vous ?... Nous irons nous reposer ensemble quelque part !...
 
– Non ! Non ! m’écriai-je avec une certaine précipitation, je vous remercie !... j’en ai assez de me reposer avec vous !... j’ai une envie folle de travailler...
 
– Comme vous voudrez, mon ami ! Moi, je ne force pas les gens... »
 
Et, comme nous approchions de Paris, il fit un brin de toilette, vida ses poches et fut surpris tout à coup de trouver dans l’une d’elles une enveloppe toute rouge qui était venue là sans qu’il pût s’expliquer comment.
 
« Ah ! bah ! » fit-il, et il la décacheta.
 
Et il partit d’un vaste éclat de rire. Je retrouvais mon gai Rouletabille, je voulus connaître la cause de cette merveilleuse hilarité.
 
« Mais je pars ! mon vieux ! me fit-il. Mais je pars !... Ah ! du moment que c’est comme ça !... Je pars !... Je prends le train, ce soir...
 
– Pour où ?...
 
– Pour Saint-Pétersbourg !... »
 
Et il me tendit la lettre où je lus :
 
« Nous savons, monsieur, que votre journal a décidé de vous envoyer en Russie, à la suite des incidents qui bouleversent en ce moment la cour de Tsarkoïé-Selo... Nous sommes obligés de vous avertir que vous n’arriverez pas à Pétersbourg vivant.
 
« Signé : LE COMITÉ CENTRAL RÉVOLUTIONNAIRE. »
 
Je regardais Rouletabille dont la joie débordait de plus en plus : « Le prince Galitch était à la gare, » fis-je simplement.
 
Il me comprit, haussa les épaules avec indifférence, et repartit :
 
« Ah ! bien, mon vieux ! on va s’amuser ! »
 
Et c’est tout ce que je pus en tirer malgré mes protestations. Le soir, quand, à la gare du Nord, je le serrai dans mes bras en le suppliant de ne point nous quitter et en pleurant mes larmes désespérées d’ami... Il riait encore, il répétait encore : « Ah ! bien, on va s’amuser !... »
 
Et ce fut son dernier salut.
 
Le lendemain, je repris le cours de mes affaires au Palais. Les premiers confrères que je rencontrai furent maîtres Henri Robert et André Hesse.
 
« Tu as pris de bonnes vacances ? me demandèrent-ils.
 
– Ah ! excellentes ! » répondis-je.
 
Mais j’avais si mauvaise mine qu’ils m’entraînèrent tous deux à la buvette.