Les Aventures de Rouletabille

| 17. Terrible aventure du vieux Bob

 
Quand je me réveillai, ma première pensée courut encore à Larsan. En vérité, je ne savais plus que croire, ni moi ni personne, ni sur sa mort ni sur sa vie. Était-il moins blessé qu’on ne l’avait cru ?... Que dis-je ? était-il moins mort qu’on ne l’avait pensé ? Avait-il pu s’enfuir du sac jeté par Darzac au gouffre de Castillon ? Après tout, la chose était fort possible, ou plutôt l’hypothèse n’allait point au-dessus des forces humaines d’un Larsan, surtout depuis que Walter avait expliqué qu’il avait trouvé le sac à trois mètres de l’orifice de la crevasse, sur un palier naturel dont M. Darzac ne soupçonnait certainement pas l’existence quand il avait cru jeter la dépouille de Larsan à l’abîme...
 
Ma seconde pensée alla à Rouletabille. Que faisait-il pendant ce temps ? Pourquoi était-il parti ? Jamais sa présence au fort d’Hercule n’avait été aussi nécessaire ! S’il tardait à venir, cette journée ne se passerait point sans quelque drame entre les Rance et les Darzac !
 
C’est alors que l’on frappa à ma porte et que le père Bernier m’apporta justement un bref billet de mon ami qu’un petit voyou de la ville venait de déposer entre les mains du père Jacques. Rouletabille me disait : « Serai de retour ce matin. Levez-vous vite et soyez assez aimable pour aller me pêcher pour mon déjeuner de ces excellentes palourdes qui abondent sur les rochers qui précèdent la pointe de Garibaldi. Ne perdez pas un instant. Amitiés et merci. Rouletabille ! » Ce billet me laissa tout à fait songeur, car je savais par expérience que, lorsque Rouletabille paraissait s’occuper de babioles, jamais son activité ne portait en réalité sur des objets plus considérables.
 
Je m’habillai à la hâte et, armé d’un vieux couteau que m’avait prêté le père Bernier, je me mis en mesure de contenter la fantaisie de mon ami. Comme je franchissais la porte du Nord, n’ayant rencontré personne à cette heure matinale – il pouvait être sept heures – je fus rejoint par Mrs. Edith à qui je fis part du petit « mot » de Rouletabille. Mrs. Edith – que l’absence prolongée du vieux Bob affolait tout à fait – le trouva « bizarre et inquiétant » et elle me suivit à la pêche aux palourdes. En route elle me confia que son oncle n’était point ennemi, de temps à autre, d’une petite fugue, et qu’elle avait, jusqu’à cette heure, conservé l’espoir que tout s’expliquerait par son retour ; mais maintenant l’idée recommençait à lui enflammer la cervelle d’une affreuse méprise qui aurait fait le vieux Bob victime de la vengeance des Darzac !...
 
Elle proféra, entre ses jolies dents, une sourde menace contre la Dame en noir, ajouta que sa patience durerait jusqu’à midi et puis ne dit plus rien.
 
Nous nous mîmes à pêcher les palourdes de Rouletabille. Mrs. Edith avait les pieds nus ; moi aussi. Mais les pieds nus de Mrs. Edith m’occupaient beaucoup plus que les miens. Le fait est que les pieds de Mrs. Edith, que j’ai découverts dans la mer d’Hercule, sont les plus délicats coquillages du monde, et qu’ils me firent si bien oublier les palourdes que ce pauvre Rouletabille s’en serait certainement passé à son déjeuner si la jeune femme n’avait montré un si beau zèle. Elle clapotait dans l’onde amère et glissait son couteau sous les rocs avec une grâce un peu énervée qui lui seyait plus que je ne saurais dire. Tout à coup, nous nous redressâmes tous deux et tendîmes l’oreille d’un même mouvement. On entendait des cris du côté des grottes. Au seuil même de celle de Roméo et Juliette, nous distinguâmes un petit groupe qui faisait des gestes d’appel. Poussés par le même pressentiment, nous regagnâmes à la hâte le rivage. Bientôt, nous apprenions qu’attirés par des plaintes, deux pêcheurs venaient de découvrir, dans un trou de la grotte de Roméo et Juliette, un malheureux qui y était tombé et qui avait dû y rester, de longues heures, évanoui.
 
... Nous ne nous étions pas trompés. C’était bien le vieux Bob qui était au fond du trou. Quand on l’eût tiré au bord de la grotte, dans la lumière du jour, il apparut certainement digne de pitié, tant sa belle redingote noire était salie, fripée, arrachée. Mrs. Edith ne put retenir ses larmes, surtout quand on se fut aperçu que le vieil homme avait une clavicule démise et un pied foulé, et il était si pâle qu’on eût pu croire qu’il allait mourir.
 
Heureusement il n’en fut rien. Dix minutes plus tard, il était, sur les ordres qu’il donna, étendu sur son lit dans sa chambre de la Tour Carrée. Mais peut-on imaginer que cet entêté refusa de se déshabiller et de quitter sa redingote avant l’arrivée des médecins ? Mrs. Edith, de plus en plus inquiète, s’installait à son chevet ; mais, quand arrivèrent les docteurs, le vieux Bob exigea de sa nièce qu’elle le quittât sur-le-champ et qu’elle sortît de la Tour Carrée. Et il en fit même fermer la porte.
 
Cette précaution dernière nous surprit beaucoup. Nous étions réunis dans la Cour du Téméraire, M. et Mme Darzac, Mr Arthur Rance et moi, ainsi que le père Bernier qui me guettait drôlement, attendant des nouvelles. Quand Mrs. Edith sortit de la Tour Carrée après l’arrivée des médecins, elle vint à nous et nous dit :
 
« Espérons que ça ne sera pas grave. Le vieux Bob est solide. Qu’est-ce que je vous avais dit ! Je l’ai confessé : c’est un vieux farceur ; il a voulu voler le crâne du prince Galitch ! Jalousie de savant ; nous rirons bien quand il sera guéri. »
 
Alors, la porte de la Tour Carrée s’ouvrit et Walter, le fidèle serviteur du vieux Bob, parut. Il était pâle, inquiet.
 
« Oh ! Mademoiselle ! dit-il. Il est plein de sang ! Il ne veut pas qu’on le dise, mais il faut le sauver !... »
 
Mrs. Edith avait déjà disparu dans la Tour Carrée. Quant à nous, nous n’osions avancer. Bientôt elle réapparut :
 
« Oh ! nous fit-elle... C’est affreux ! Il a toute la poitrine arrachée. »
 
J’allai lui offrir mon bras pour qu’elle s’y appuyât, car, chose singulière, Mr Arthur Rance s’était, dans ce moment, éloigné de nous et se promenait sur le boulevard, les mains derrière le dos, en sifflotant. J’essayai de réconforter Mrs. Edith et je la plaignis, mais ni M. ni Mme Darzac ne la plaignirent.
 
Rouletabille arriva au château une heure après l’événement. Je guettais son retour du haut du boulevard de l’Ouest et, sitôt que je le vis sur le bord de la mer, je courus à lui. Il me coupa la parole dès ma première demande d’explication et me demanda tout de suite si j’avais fait une bonne pêche, mais je ne me trompais point à l’expression de son regard inquisiteur. Je voulus me montrer aussi malin que lui et je répondis :
 
« Oh ! une très bonne pêche ! j’ai repêché le vieux Bob ! »
 
Il sursauta. Je haussai les épaules, car je croyais à de la comédie et je lui dis :
 
« Allons donc ! Vous saviez bien où vous nous conduisiez avec votre pêche et votre dépêche ! »
 
Il me fixa d’un air étonné :
 
« Vous ignorez certainement en ce moment quelle peut être la portée de vos paroles, mon cher Sainclair, sans quoi vous m’auriez évité la peine de protester contre une pareille accusation !
 
– Mais quelle accusation ? m’écriai-je.
 
– Celle d’avoir laissé le vieux Bob au fond de la grotte de Roméo et Juliette, sachant qu’il y agonisait.
 
– Oh ! oh ! fis-je, calmez-vous et rassurez-vous : le vieux Bob n’est pas à l’agonie. Il a un pied foulé, une épaule démise, ça n’est pas grave et son histoire est la plus honnête du monde : il prétend qu’il voulait voler le crâne du prince Galitch !
 
– Quelle drôle d’idée ! » ricana Rouletabille.
 
Il se pencha vers moi et, les yeux dans les yeux :
 
« Vous croyez à cette histoire-là, vous ?... Et... c’est tout ? Pas d’autres blessures ?
 
– Si, fis-je. Il y a une autre blessure, mais les docteurs viennent de la déclarer sans gravité aucune. Il a la poitrine déchirée.
 
– La poitrine déchirée ! reprit Rouletabille en me serrant nerveusement la main. Et comment est-elle déchirée, cette poitrine ?
 
– Nous ne savons pas ; nous ne l’avons pas vue. Le vieux Bob est d’une étrange pudeur. Il n’a point voulu quitter sa redingote devant nous ; et sa redingote cachait si bien sa blessure que nous ne nous serions jamais douté de cette blessure-là si Walter n’était venu nous en parler, épouvanté qu’il était par le sang qu’elle avait répandu. »
 
Aussitôt arrivés au château, nous tombâmes sur Mrs. Edith qui semblait nous chercher.
 
« Mon oncle ne veut point de moi à son chevet, fit-elle en regardant Rouletabille avec un air d’anxiété que je ne lui avais jamais encore connu : c’est incompréhensible !
 
– Oh ! madame ! répliqua le reporter en adressant à notre gracieuse hôtesse son salut le plus cérémonieux, je vous affirme qu’il n’y a rien au monde d’incompréhensible, quand on veut un peu se donner la peine de comprendre ! » Et il la félicita d’avoir retrouvé un si bon oncle dans le moment qu’elle le croyait perdu.
 
Mrs. Edith, tout à fait renseignée sur la pensée de mon ami, allait lui répondre, quand nous fûmes rejoints par le prince Galitch. Il venait chercher des nouvelles de son ami vieux Bob, ayant appris l’accident. Mrs. Edith le rassura sur les suites de l’équipée de son fantastique oncle et pria le prince de pardonner à son parent son amour excessif pour les plus vieux crânes de l’humanité. Le prince sourit avec grâce et politesse quand elle lui narra que le vieux Bob avait voulu le voler.
 
« Vous retrouverez votre crâne, dit-elle, au fond du trou de la grotte où il a roulé avec lui... C’est lui qui me l’a dit... Rassurez-vous donc, prince, pour votre collection... »
 
Le prince demanda encore des détails. Il semblait très curieux de l’affaire. Et Mrs. Edith raconta que l’oncle lui avait avoué qu’il avait quitté le fort d’Hercule par le chemin du puits qui communique avec la mer. Aussitôt qu’elle eut encore ajouté cela, comme je me rappelais l’expérience du seau d’eau de Rouletabille et aussi les ferrures fermées, les mensonges du vieux Bob reprirent dans mon esprit des proportions gigantesques ; et j’étais sûr qu’il devait en être de même pour tous ceux qui nous entouraient, s’ils étaient de bonne foi. Enfin, Mrs. Edith nous dit que Tullio l’avait attendu avec sa barque à l’orifice de la galerie aboutissant au puits pour le conduire au rivage devant la grotte de Roméo et Juliette.
 
« Que de détours, ne pus-je m’empêcher de m’écrier, quand il était si simple de sortir par la porte ! »
 
Mrs. Edith me regarda douloureusement et je regrettai aussitôt d’avoir pris aussi manifestement parti contre elle.
 
« Voilà qui est de plus en plus bizarre ! fit remarquer encore le prince. Avant-hier matin, le Bourreau de la mer est venu prendre congé de moi, car il quittait le pays et je suis sûr qu’il a pris le train pour Venise, son pays d’origine, à cinq heures du soir. Comment voulez-vous qu’il ait conduit M. Vieux Bob sur sa barque la nuit suivante ! D’abord il n’était plus là, ensuite il avait vendu sa barque... m’a-t-il dit, étant décidé à ne plus revenir dans le pays... »
 
Il y eut un silence et puis Galitch reprit :
 
« Tout ceci n’a que peu d’importance... pourvu que votre oncle, madame, guérisse rapidement de ses blessures, et aussi, ajouta-t-il avec un nouveau sourire encore plus charmant que tous les précédents, si vous voulez bien m’aider à retrouver un pauvre caillou qui a disparu de la grotte et dont je vous donne le signalement : caillou aigu de vingt-cinq centimètres de long et usé à l’une de ses extrémités en forme de grattoir ; bref, le plus vieux grattoir de l’humanité... J’y tiens beaucoup, appuya le prince, et peut-être pourriez-vous savoir, madame, auprès de votre oncle vieux Bob, ce qu’il est devenu. »
 
Mrs. Edith promit aussitôt au prince, avec une certaine hauteur qui me plut, qu’elle ferait tout au monde pour que ne s’égarât point un aussi précieux grattoir. Le prince salua et nous quitta. Quand nous nous retournâmes, Mr Arthur Rance était devant nous. Il avait dû entendre toute cette conversation et semblait y réfléchir. Il avait sa canne à bec-de-corbin dans la bouche, sifflotait, selon son habitude, et regardait Mrs. Edith avec une insistance si bizarre que celle-ci s’en montra agacée :
 
« Je sais, fit la jeune femme... je sais ce que vous pensez, monsieur... et n’en suis nullement étonnée... croyez-le bien !...
 
Et elle se retourna, singulièrement énervée, du côté de Rouletabille :
 
« En tout cas !... s’écria-t-elle... Vous ne pourrez jamais m’expliquer comment, puisqu’il était hors de la Tour Carrée, il aurait pu se trouver dans le placard !...
 
– Madame, fit Rouletabille, en regardant bien en face Mrs. Edith comme s’il eût voulu l’hypnotiser... patience et courage !... Si Dieu est avec moi, avant ce soir, je vous aurai expliqué ce que vous me demandez là ! »